evolutionAu commencement était la mer. À l’écran : un vaste aplat translucide, sillonné de ridules, filmé depuis les profondeurs. Et irradié de lumière solaire. La source de la vie. Le temps de se rappeler les vers de Rimbaud (Elle est retrouvée/ Quoi ? L’Éternité/ C’est la mer allée/ Avec le soleil), et la caméra, devenue créature marine, se déplace : corail, herbes aquatiques frémissant sous la caresse des courants. Contre-plongée encore. Au-dessus de nous, la silhouette d’un nageur, aux membres étirés comme une étoile de mer humaine. Il suffit à Lucile Hadzihalilovic de quelques plans, nimbés d’une lumière magnifique, à la texture palpable, pour faire oublier les onze ans qui séparent Évolutionde son premier long, Innocence  (le Bildungsroman  collectif d’un gynécée de gamines en attente de floraison dans un étrange pensionnat au coeur de la forêt). Pour rappeler que celle dont on a pu voir le nom au générique des films de Gaspar Noé est une prodigieuse conteuse d’images.

Le film est à peine entamé qu’elle a retrouvé la- puissance des grandes fables du commencement. Qu’elle fait littéralement surgir la vie humaine de l’élément aquatique. Nicolas, le nageur, n’est certes pas Vénus anadyomène – seulement un petit garçon, qui vit avec une femme, sa mère, dans un étrange village où s’entassent des maisons cubiques, décrépites. Où une terre cendreuse semble avoir envahi les rues. Où est-on ? Au pied d’un volcan ? Sur une autre planète ? Qu’importe – ce qui compte, c’est l’omniprésence de la mer, ce littoral déchiqueté où elle vient s’abattre, sa pulsation vitale et féroce. Sa beauté aussi. Merveilleux écrin pour ce film-fable qui ressortit, justement, au merveilleux. Nicolas et les autres enfants vivent donc avec leurs mères. Dans ce monde de désolation et de splendeur, pas un homme à l’horizon. La vie s’écoule au rythme des repas (un étrange et peu ragoûtant brouet), des gouttes d’un « médicament » à la destination floue, des séances de natation. Mais que font les femmes du village, la nuit, avec leurs lanternes ? Où se rendentelles ? Et quel est cet « hôpital » austère aux murs écaillés où oeuvrent des infirmières impavides, et où les garçons sont envoyés ? Pourquoi les gamins subissent-ils ce qui ressemble furieusement à une échographie ? Nicolas s’interroge, erre, épie. Les choses se précisent peu à peu, s’agencent comme les pièces d’un puzzle, mais un puzzle où il resterait toujours des interstices. Évolution  est la chronique d’un apprentissage : Nicolas découvre ce que sont les femmes de l’île (des hybrides, femmes-pieuvres au dos criblé par les cratères de ventouses), découvre sa place dans la chaîne des êtres et de la reproduction (ce sont les hommes, et même les petits d’homme, qui assurent la procréation, qui deviennent enceints, et l’hôpital n’est qu’une maternité où lui et ses camarades accoucheront). Nicolas fait aussi l’expérience des premières amours : une des infirmières prend le jeune garçon en pitié. Conte initiatique passé par le prisme d’une SF fantastique, Évolution , s’il n’était que cela, mériterait déjà d’être vu. Mais, comme le film, il faut toujours en revenir à la mer. À la grande matrice aqueuse. Comme si le plus intime, le plus banal – un petit garçon acquiert la lucidité, souvent douloureuse, de l’adolescence, en un mot il grandit – se jouait aussi à l’échelle cosmique. Comme si la vie humaine était aussi en résonance avec la mer et le soleil de l’éternité rimbaldienne. Qu’elle était à elle seule un mythe. Que notre infiniment petit était aussi infiniment grand. Rencontre, autour d’un café près de la gare de l’Est, avec la démiurge Lucile Hadzihalilovic. 

Damien Aubel: Les filles dans Innocence, les garçons dans Évolution : vous avez conçu ces deux films comme un diptyque ?

Lucile Hadzihalilovic : Non, pas du tout… J’ai essayé au contraire de m’éloigner d’Innocence , et ce n’est qu’au bout d’un moment que je me suis rendu compte qu’il y avait des points communs. Mais je n’ai pas voulu faire un film sur les garçons, ni sur un groupe, une société ou une structure : je suis partie de cet enfant, de ses cauchemars, ses angoisses et ses désirs. Au couple qu’il forme avec sa mère font petit à petit écho les autres garçons et leurs mères, et au bout du compte, oui, ça peut ressembler un peu à Innocence.  Et il y a le même côté conte décalé.

D.A. : Vous évoquiez Magritte pour Innocence , vous citez Chirico pour Évolution . Vous semblez avoir des affinités avec certains peintres.

L.H. : Ce sont les peintres surréalistes, ou dits surréalistes, comme Max Ernst, ou Toyen chez les Tchèques. Même Dali, dont les images ont été tellement galvaudées, est une source d’inspiration incroyable. Je pense aussi à Yves Tanguy, pour les paysages marins, pour l’ambiance à la fois abstraite et très concrète. C’est ce mélange-là que j’ai essayé de retrouver dans le film. Mais ces influences sont presque inconscientes, j’ai beaucoup regardé ces peintres-là, mais je ne me suis pas dit en me mettant à écrire le film, tiens je vais faire comme tel ou tel. C’est plutôt venu avec les lieux, lors de la préparation

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