nerudaLa plus immédiate des nombreuses réjouissances de ce Neruda, c’est que le personnage-titre a du bide et une gueule pas très avenante. On dira que les nombreuses photos du plus célèbre des Chiliens attestent qu’il avait à peu près ce bide, à peu près cette gueule, mais le cinéma craint rarement de sacrifier la réalité factuelle sur l’autel de son hygiénisme. Zola peut y ressembler à Guillaume Canet, Camus à Jacques Gamblin, Artaud à Samy Frey, Burroughs à Viggo Mortensen, Woolf à Nicole Kidman, Beauvoir à Anna Mouglalis. Luis Gnecco, lui, n’est pas plus beau que son modèle. Son gilet de retraité et sa casquette paysanne le rendraient presque falot. Sa gestuelle est brute, son oralité déprise du zeste de préciosité auquel les plumitifs de cinéma se croient tenus. Et surtout il n’est pas habité, en apparence du moins – et sur l’écran tout est apparence – par la noble cause dont il s’est fait le héraut.

Ladite noble cause est sans doute une première explication à l’irrévérence de Pablo Lorrain devant le monument qu’il réanime. Le spectateur de 2016 trouvera normal qu’on regarde avec distance s’ébattre un partisan du bloc soviétique, à plus forte raison dans sa version stalinienne de l’immédiat après-guerre. Après une ouverture qui maintient la possibilité hagiographique, le ton perplexe est donné par la sauterie déguisée offerte par le poète à ses amis gauchistes, assortie d’un commentaire off sans complaisance pour ces gens dont le sort des démunis n’a pas l’air de gâcher les fêtes dispendieuses.

Mais il se joue davantage qu’une ironie de bon aloi sur les révolutionnaires au champagne. Pour comprendre quoi, il faut s’arrêter deux minutes sur une figure de style insistante de Neruda, et déjà récurrente dans No!, le film précédent de Pablo Larraín. Deux personnes se parlent dans un salon ; après un raccord on les retrouve poursuivant la conversation dans un autre lieu (un jardin, une rue). A première vue le procédé est banal, voire l’apanage des imbéciles persuadés qu’un dialogue de plus de trente secondes est un tunnel qu’il faut urgemment tronçonner pour ne pas ennuyer. Or en l’espèce, trois éléments sont atypiques : 1 d’un lieu à l’autre le dialogue se poursuit dans une pure continuité (là où les tronçonneurs laissent croire à une ellipse) ; 2 le cinéaste ne feint pas de motiver le changement de décor par un déplacement des personnages, qui par exemple se parleraient en regagnant leur voiture ; du reste les deux configurations qui s’enchaînent sont statiques ; 3 il arrive souvent qu’étant passé du salon au jardin, on repasse, par un cut toujours et sans mouvement des interlocuteurs, dans le salon. A soi seul ce troisième point déglingue l’assise réaliste de la manoeuvre. L’artifice formel ne se cache pas, il s’affiche, tient à s’afficher. Sans craindre pour une fois de galvauder une notion universellement galvaudée, posons qu’il s’agit d’un procédé de distanciation,

L’idée n’est pas d’écorner un mythe. Que le grand homme aime festoyer au bordel, multiplie les infidélités, et n’évoque pas « la terre et de l’amour » du matin au soir n’étonnera ou ne choquera que les romantiques attardés pour qui un poète est poétique, pour qui la poésie est moins un mode d’écriture qu’un mode d’être. Si Neruda est souvent appréhendé à travers le récit off du policier qui le traque, forcément peu amène à son égard, le policier en question, Oscar Peluchonneau (Gael García Bernal), fait aussi souvent preuve de lucidité sur son propre compte, se peignant en pointillés sous les traits d’un pauvre type, qui, né d’une prostituée, a élu pour père symbolique un célèbre chef de la sécurité que son buste martial laisse deviner sanguinaire. Lancé aux trousses du poète en fuite pour honorer cette filiation fantasmée, le pauvre petit finira le nez dans la neige, à défaut de poussière. C’est donc l’ensemble des personnages et des situations que la distanciation, redoublée par l’allégresse rythmique produite par un montage tout scorsesien, met à distance. Il faut casser l’adhésion, car qui adhère ne voit rien. Briser l’empathie, car qui compatit ne comprend rien. Rare et sain réflexe d’un film dont le noir matériau historique appelait un traitement de plomb : ne pas prendre pour argent comptant les raisons que les protagonistes  donnent à leurs actes ; ne pas s’en tenir à l’écran de mots solennels (« je réclame le  châtiment », psalmodie le poète) dont ils parent leurs manoeuvres. C’est le fond langien de l’entreprise : sur la scène historique, qui est toujours, mutatis mutandis, une scène de  guerre (en 48 la situation chilienne n’est qu’un des multiples points de fixation de la guerre froide naissante), l’opposition effective des idées se dilue dans la similitude des méthodes. L’énumération par son protecteur des punitions auxquelles s’expose le poète s’il est imprudent (ils te photographieront nu, ils diffuseront la photo partout, ce sera une humiliation publique, tu seras perdu) inspire au flic narrateur un commentaire à nouveau pertinent : « que des bonnes idées ; sur la violence ces sales communistes s’y connaissent très bien ». On se souvient que, du point de vue formel, No!  renvoyait dos à dos Pinochet et ses opposants. Si ces derniers apparaissaient plus aimables que l’inoubliable général, ils ne parvenaient à rallier l’opinion publique qu’en recourant à des techniques de propagande homogènes à celles du pouvoir.

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