Josef Winkler est complètement hanté. Il n’oublie jamais sa mère, mutique d’avoir perdu ses trois frères pendant la deuxième guerre mondiale. Il n’oublie jamais l’impossible fusion avec elle, dans le silence, qui le fit tant souffrir. Il n’oublie pas plus sa grand-mère, retrouvée morte par lui, quand il a 3 ans. Première image de la mort, si jeune. Il se souvient aussi, obstinément, des discussions des adultes, de son père et de ses oncles, sur les Juifs, sur les étrangers, ces gens qu’on n’aime pas ici, dans cette région de fermes, en Carinthie, berceau encore aujourd’hui, de l’extrême droite. A l’école ou à l’église, en Autriche, quand il était jeune (il est né en…) les discours étaient encore xénophobes. C’est que l’Autriche, nous dit-il, a mal fait son travail de mémoire, contrairement à l’Allemagne, jusqu’à l’affaire Kurt Waldheim. Ses camarades de classe, aujourd’hui âgés, fils de fermiers, sont vite devenus des militants du « chacun chez soi ». Winkler n’était pas à l’aise avec eux, pas du tout. « Ma mère avait l’habitude de dire que je n’étais pas né dans le monde qu’il fallait », écrit-il dans Langue maternelle, dernier roman paru ces jours-ci en France, quoique publié en Autriche dès 1982.

  Les livres l’ont sauvé, lui ont appris l’altérité, lui ont appris que dans la vie, il n’a pas que des fermes, des alapges, une identité fermée sur elle-même. Nietzsche, Genet, Baudelaire, Bernhardt, Handke l’ont fait respirer, oublier un peu sa petite vie. Une vie de souffrance, dès l’origine. Mais insuffisamment, hélas, car chez Winkler, rien ne passe et l’écrivain ressasse, dans tous ses livres, sa malédiction.

   Le catholicisme aussi l’a détruit. A l’église, on lui disait que des anges lisaient dans ses pensées, à lui qui avait des pensées homosexuelles. Le catholicisme dont il est encore imprégné fut un vrai martyr pour lui. On lui posa la question de l’écriture, à laquelle il répondit : «  lorsque le clocher d’une église catholique vous a un jour transpercé le coeur, il n’y a pas d’autre choix ».  Il essaya de se réconcilier avec Jésus par Oscar Wilde, par un passage qu’il cite du De profondis : « il (Jesus) considérait le pêché et la souffrance comme beaux en soi, comme choses saintes et mode de la perfection. » Interprétation aberrante, certes, mais qui semble l’attirer. Mais quand on souffre comme Winkler, on se rattache à n’importe quoi pour atténuer la douleur. Dernière hantise, le suicide. Une image de son enfance, deux adolescents pendus dans son village, ne le quitte pas. La mort, le morbide, rôde dans ses romans, avec sa version radicale, le suicide, toujours là comme un fantôme qui ne voudrait pas le laisser tranquille.

Rien ne passe, chez Winkler. Les fantômes de sa famille, de son village, de Carinthie, de son pays, nourrissent son oeuvre et tuent l’homme. C’est rare de voir un écrivain, de voir un homme aussi prisonnier de son passé. La table rase n’est possible pour personne, certes, mais chez lui, c’est pire, la liberté semble n’être qu’un vain mot. Winkler construit sa propre tragédie, livre après livre, son propre tombeau. Il habite, de son propre choix, toujours en Carinthie. La terre de son malheur.