Abandonné par sa mère à la naissance, Denis grandit dans un orphelinat en Russie. Atteint d’une maladie rare, le jeune garçon est incapable de ressentir la douleur. Une curieuse insensibilité qui amuse ses camarades autant qu’elle fascine les adultes qui l’entourent. Un jour, sa mère l’enlève de l’orphelinat et lui fait miroiter un avenir meilleur à Moscou. Naïf et enthousiaste, le garçon se laisse faire jusqu’à être avalé dans une véritable spirale de corruption. Épaulé par une bande de fonctionnaires ripoux – du policier nerveux à l’anesthésiste complice en passant par la procureure cynique – Denis use de son “pouvoir » en se jetant sous les roues de voitures en circulation pour extorquer de l’argent aux malheureux conducteurs. Bingo : les accidents maquillés débouchent sur des procès truqués et des indemnités juteuses. Mais l’argent sale laisse un goût amer : il frelate l’esprit et exacerbe l’ego. Il abîme aussi, comme l’illustrent les blessures qui strient le corps de moins en moins insensible du pauvre ado.
Après les remarqués Classe à part et Zoologie, le russe Ivan Ivanovitch Tverdovsky poursuit son exploration des marges et de l’étrange. S’il n’évite pas certains poncifs du film noir – figure éculée du policier véreux, esthétique brumeuse et personnages filmés au clair-obscur…- le réalisateur livre un portrait singulier et touchant du jeune garçon interprété tout en retenue par Denis Vlasenko. Mêlant habilement les genres, le film emprunte la figure du super-héros – garçon timide et mal dans sa peau, famille en décomposition, pouvoir inné… – pour décrire une réalité sociale froide et cauchemardesque. Mais pas de bon sentiment ni de formule à l’emporte-pièce ici. L’Insensible brosse un tableau pessimiste de la condition humaine, un tableau où tous les rapports humains sont motivés par l’intérêt et par la recherche du pouvoir : “les gens se divisent en deux groupes : ceux qu’on jette et ceux qui jettent » résume amèrement un protagoniste. Point d’orgue de ces rapports autodestructeurs : la relation ambiguë et maladroite qui unit le garçon à sa mère, son seul repère, une éternelle femme-enfant, curieusement déroutante. Leurs instants de complicité, filmés avec grâce et noirceur, font naître un trouble malsain. Instillant un univers nocturne et étouffant, Tverdovsky parvient à conduire son récit de façon tendue et précise. Et pousse le spectateur à questionner la notion d’insensibilité : est-ce le système, le pays tout entier ou les individus qui ont rendu nos sociétés inhumaines ?