tuileKarine Tuil n’a rien dire. Mais Karine Tuil bavarde beaucoup. Littérature de salon en d’autres temps, de café du commerce au siècle dernier, littérature BFM aujourd’hui. Les Choses humaines : un titre pereco-houellebecquien qui irait comme un gant au ruban défilant du flux permanent des news sur l’écran géant du troquet d’en bas. Ca défile, on y va, prenez une grande respiration : Monica Lewinsky, agressions sexuelles du réveillon de 2016 à Cologne, viol, féminisme, juifs et antisémitisme en France, collusion des médias et du politique, sexe et pouvoir, grandes écoles et esprit délétère de compétition, âge et libido, Alzheimer, #MeToo, minutes d’un procès d’assises, fêlures conjugales et adultère, combustion spontanée de l’opinion sur la tweetosphère, virilisme macho et toxique de la jeunesse dorée… Allez, un dernier marronnier pour la route : l’indispensable djihadisme, qui fait une apparition fugitive et sans lequel tout shoot d’actu manquerait d’adrénaline…

Karine Tuil n’a rien à dire. Mais ses personnages bavardent beaucoup. Casting : Jean Farel, journaliste télé, star médiatique, au bord de cette limite où son ticket n’est plus valable (on oubliait la page culture dans les sujets d’actu : Karine Tuil sait glisser le nom qui fait chic, Gary ou Bataille) ; sa femme Claire, essayiste et porte-étendard du féminisme ; leur fils, Alexandre, bête à concours, accusé de viol, qui connaîtra le chemin de croix de la garde à vue et des assises ; et une foule de figurants jouant les utilités autour de ce noyau central. Tout ce petit monde bavarde, donc, mais ces baudruches, gonflées par le vent de l’« universel reportage », sont les ventriloques des clichés d’expression et de pensée du temps. Echantillon : un avocat appartient évidemment aux « ténors du barreau », une relation sera « fusionnelle et déséquilibrée », on craint « l’insatisfaction sexuelle », etc. Langue creuse, qui brasse de l’air, ne dit rien, se contente de débiter le catalogue des idées reçues de l’époque. 

Karine Tuil n’a donc rien à dire. Sans doute parce que foncièrement Karine Tuil est une romancière qui ne croit pas au langage. Le livre n’est pas seulement médiocre, il est hypocrite et malhonnête, feignant de répudier le discours pour mieux s’y vautrer. Karine Tuil pourfend, au gré de scènes écrites avec la délicatesse de touche d’un cours de sociolinguistique des médias pour les nuls, l’inanité du débat d’idées, le choc sourd et vain des opinions dans la sphère médiatique, où il est, bien entendu, impossible de penser (ce qui n’empêche au demeurant pas Karine Tuil de se faire entendre sur les ondes, ce qu’on imputera charitablement au fossé qui sépare la littérature et la vie). Même topo lors du procès d’assises d’Alexandre, même discrédit jeté sur les mots de la Justice, incapables de faire advenir la vérité. Incohérence des Choses humaines, tout entier construit avec cette langue viciée, impuissante qu’il vitupère.

Peu importe, de toute façon. Car Karine Tuil a le regard pénétrant de ceux qui savent voir sous l’épiderme humain. Le regard pénétrant des extralucides qui voient fonctionner le vrai moteur de nos faits et gestes. Et ce n’est pas le langage, dérisoire écume de syllabes, qui façonne nos comportements, mais, ô surprise, ce noyau pulsionnel, humoral et charnel qu’est le corps. La sexualité, l’énergie vitale, la plastique : voilà ce qui fait tourner le monde. Ce qui nous vaut de puissantes notations, d’une rare acuité, sur la « souplesse de la jeunesse », sur l’âge qui « désérotise », sur l’obsession de l’image physique dans les médias, et autres révélations de la même farine. Rien à dire, on vous disait.