Evacuons d’emblée les étiquetages réducteurs qui pourraient être appliqués à ce film si singulier : ceux d’oeuvres maniéristes reproduisant à la lettre un certain cinéma érotique des années soixante-dix (Jesús Franco, Tinto Brass), et celui de genre des De Palma et autres Argento auquel Strickland avait déjà rendu hommage dans son précédent opus : Berberian Sound Studio. Tout cela est en partie vrai, le cinéaste affichant une passion fétichiste pour ses pairs, à l’instar de ses deux personnages pour la lingerie. De même, il ne faudrait pas réduire ce Duke of Burgundy à une oeuvre décorative, parsemée d’objets hétéroclites et de garde-robe de luxe que le cinéaste exposerait avec la rigueur d’un antiquaire ou d’un couturier. Non, comme son titre l’indique en partie, The Duke of Burgundy est d’abord un grand film sur la nature, une rêverie certes érotique, mais aussi pastorale. Le film s’ouvre sur la vision d’une rivière enchantée. Une jeune fille s’en éloigne à travers les bois pour retrouver sa maîtresse dans un manoir entouré d’arbres et de fleurs en pâmoison. Impossible de savoir où l’on se situe ni à quelle époque. On est dans un pur fantasme : un gynécée resplendissant et débarrassé de toute présence masculine où la norme est de s’intéresser aux papillons et de recevoir chez soi des VRP vendant des urinoirs humains. Deux femmes s’y adonnent à des rituels amoureux et sadomasochistes. La plus âgée joue les maîtresses et ordonne à sa cadette dans le rôle de l’esclave de nettoyer correctement ses culottes en satin, de faire le ménage, de s’agenouiller sous ses pieds, parfois même d’accepter qu’elle vienne y poser pendant la lecture ses fesses gainées de nylon. Les deux femmes s’épanouissent ainsi en toute harmonie. L’une murmure même à l’autre qu’elle n’a jamais été si heureuse, si comblée. Mais la jouissance éprouvée doit être maintenue et renouvelée et, à mesure que le temps passe, la passion s’étiole, épousant le rythme des saisons, du printemps jusqu’à l’hiver passé. Très vite, la masochiste apparaît comme la maîtresse des jeux et son amante comme l’esclave de ses caprices. Ligotée à son rôle de dominatrice, l’aînée n’assume plus sa place tandis que la cadette s’ennuie de la voir lui ordonner ses tâches avec moins de conviction. Pour que l’harmonie revienne, il faut que tout soit parfaitement à sa place, au risque de rendre artificiel ce qui ne l’était pas jadis. Et à mesure que la répétition remplace le miracle de l’instant, la passion se transforme en banale affaire amoureuse, parfois humoristique, souvent mélancolique. Dans The Duke of Burgundy, tout vibre en fait au diapason des désirs érotiques de ses deux héroïnes : la jouissance jaillit dans un murmure, tandis que l’eau coule à la porte d’une salle de bains et que de la lumière jaillit entre deux rideaux. Si bien que le monde devient sexuel : un objet posé sur une table, un livre rangé dans une étagère pour bibliophile, une couture de bas, la calligraphie ronde sur une lettre ou un simple coffre dans lequel la cadette choisit de se laisser enfermer pour la nuit. Panthéiste, le film est aussi religieux. La soumise adresse ses compliments à sa maîtresse sur le ton d’une prière, à la lueur d’une bougie. La VRP ressemble à une grande prêtresse du désir, sous sa longue cape noire. Le décor de la maison devient gothique, éclairé dans la pénombre. Les rituels répétés, réitérés à la lettre, se transforment en dogmes, en cérémonies religieuses pour maintenir la foi amoureuse à son point d’incandescence. Et de sacré, le film devient cosmique. Au cours de l’hiver du désir, des papillons par milliers s’ébattent en mouvement mécanique sur la toile et explosent comme de la matière en fusion. Strickland raccorde à ce moment précis sur le savon de la lessive, façonnée de milliers de gouttes comme autant d’énergies et de galaxies. L’infiniment grand et l’infime correspondent. La caméra se faufile alors par un lent travelling entre les jambes d’une femme comme dans un vortex. L’espace entier du film est devenu désir. Aux deux héroïnes émouvantes de savoir où le puiser encore, pour achever la chrysalide et renaître. Avec ce film laconique et onirique, tout en boucles répétitives, qui évoluent par à-coups pleins d’humour et d’amour, Strickland réussit à faire de l’univers tout entier et de son cinéma une matière érectile et mouillée.