A History of Violence : Jordan Wolfson (né en 1980), enfant terrible de l’art contemporain, pourrait piquer son titre à Cronenberg. Si l’Américain, rompu aux remous polémiques, semble s’être donné pour mission de polariser, c’est parce que, d’oeuvre en oeuvre, il démonte, exhibe, et remonte les rouages de la violence. Sa Colored Sculpture de 2016 ? Un pantin pop supplicié. La sensation de la Whitney Biennal, l’année suivante, que fut Real Violence ? Une confrontation, par le biais de la réalité virtuelle, à une scène de tabassage… Wolfson dessine inlassablement l’arbre généalogique de la violence, montrant comment celle-ci prend sa source et se déploie au confluent de la technologie et de l’humain, comment elle innerve la pop culture mais aussi ce qu’elle suscite de fascination révulsée, de compromission passive, par exemple chez les témoins que sont les visiteurs qui revêtaient les casques de réalité virtuelle de Real Violence.
ARTISTS FRIENDS RACISTS, chez son galeriste David Zwirner, poursuit l’entreprise. Cinq photos d’enfants, sans titre, montées sur des mandorles de laiton dans la première salle, puis, dans la suivante, l’installation éponyme. On y accède en franchissant un rideau de chaînes. Au fond de la pièce, une surface sombre : la toile de fond sur laquelle deux rangées horizontales d’images apparaîtront, s’emballeront, seront escamotées, réapparaîtront. Ce ne sont pas de banales projections : circonscrites chacune dans des disques, comme des hublots, dont elles donnent parfois l’impression de s’échapper, les images ont la présence troublante d’hologrammes. Un effet qu’obtient Wolfson en utilisant des ventilateurs munis de LED. L’idée est brillante, et redoutablement efficace. En combinant les réminiscences des balbutiements du cinéma (la pièce de la galerie évoque irrésistiblement la baraque d’un parc d’attraction) à une technologie contemporaine, Wolfson retrace, en un raccourci fulgurant, avec quelque chose de très Godard dans l’ambition, toute l’histoire de l’image en mouvement. Et confond ainsi hier et aujourd’hui, suggérant que rien n’a changé depuis les origines. Comme si la violence était le fil conducteur, la constante qui rattachait les pionniers aux hologrammes.
Car ce qu’on voit est un déluge de violence. Que le visiteur sensible se rassure : on n’est pas dans Real Violence, rien n’est « graphic ». Mais c’est plus insidieux, et sans doute pire. Car Wolfson montre comment les signes extérieurs de l’innocence sont travaillés par la violence. Voici des gants Disney (quatre doigts, blancs) immédiatement reconnaissables. Comme doués d’une vie propre, ils martyrisent un chiot de cartoon. Sadisme de la pop culture. Voici des gamins aux visages déformés par la colère, des voitures de flics, des robots se livrant à des prouesses acrobatiques… Tout se mêle dans un gigantesque bouillon de culture, les images essaimant, constellant tout l’écran, s’enchaînant à toute allure. On finit par tout confondre : la colère d’un enfant et un tank, les bagnoles de police, les robots et une étoile de David récurrente qui semble sortie elle aussi d’un cartoon. Effet de montage : tout ce qui est présumé « bon », connoté positivement (enfance, étoile de David…) est contaminé par tout ce qui relève de la force et de la brutalité. Et des mots apparaissent en surimpression. « ARTISTS », « FRIENDS », « RACISTS », « STRESS »… Là encore tout se mêle : les mots et les images, les significations visuelles immédiates et celles, supplémentaires, des termes qui s’affichent… Histoire de la violence, encore et toujours : rien ne demeure indemne, tout, au fil du temps, du temps très court, accéléré, des images, est modifié, contaminé, par autre chose – un mot, une autre image.
En ressortant, on rejette un coup d’oeil sur les photos dans leurs ovales de laiton. Des photos d’enfance de Wolfson, ici arborant, tout gamin, une panoplie de détrousseur de diligence, là grimé en chef-cuisinier… Contrepoint de l’hystérie brownienne des images de l’installation ? Moments d’enfance préservé des ravages du temps par la lumière chaude du laiton, comme l’ostensoir baudelairien qui conserve les souvenirs ? Mais ces supports métalliques arrondis, justement, ne sont-ils pas déjà une préfiguration des disques où s’inscrivent les images de l’installation ? Le passé serait ainsi condamné à être happé par le même mouvement destructeur…
Exposition Jordan Wolfson, ARTISTS FRIENDS RACISTS, chez David Zwirner, jusqu’au 21 mars