Une photo d’un autre temps. Un visage d’aïeul niché dans une barbe imposante. Etrangeté spectrale du passé : l’homme vient de loin, d’un monde disparu, la Vienne juive d’entre-deux-catastrophes, entre la boucherie d’une guerre, l’Holocauste de l’autre. Proximité, familiarité tendre : il a des airs de grand-père juif d’antan. D’arrière-grand-père, plutôt, précise une voix off, celle du réalisateur, Robert Bober : « cet homme, c’était mon arrière-grand-père. » Il raconte le destin de Wolf Leib Fränkel, parti de Pologne pour Ellis Island, refoulé aux portes du Nouveau Monde, venu s’installer à Vienne. Vienne avant la nuit, c’est d’abord ça, cette puissance de la parole qui, en off, posée sur des images, ressuscite de l’oubli. D’un oubli au carré, même : la période est révolue, mais de surcroît, confie Bober, « je n’ai pas connu mon arrière-grand-père, Wolf Leib Fränkel. » D’où un régime de mémoire très particulier : « cela je le sais, mais ne n’en ai pas le souvenir » : il ne s’agit pas d’une chaîne de souvenirs, dont Bober serait un maillon, mais d’unsavoir intime et pourtant étranger.
C’est tout l’enjeu de Vienne avant la nuit : l’édification d’une mémoire personnelle à partir de matériaux extérieurs. D’où, pour reconstituer la vie de cet arrière-grand-père, une esthétique de la mosaïque : fragments de film (La Ronde, mais aussi les Récits d’Ellis Island, réalisé par Bober, scénarisé par Perec, qui fut son ami, en 79), plans sur la Vienne d’aujourd’hui, clichés d’hier de la capitale autrichienne, gravures de la vie quotidienne dans la Pologne yiddish… Maçonnerie d’artefacts prélevés dans le f lux du temps et de l’Histoire, dans d’autres v ies et qui, par une opérat ion psychique très cinématographique – une projection si on veut – deviennent la trame de la vie de Wolf Leib Fränkel. Mais Robert Bober, s’il fut l’assistant de Truffaut, s’il a une myriade de docus à son actif, est autant homme de la pellicule que du papier. Luimême romancier, l’homme est un lecteur avide. Et Vienne avant la nuit est aussi un mémorial de la littérature autrichienne. Voici qu’il évoque Schnitzler et sa réponse lucide à Zweig qui clamait que « les juifs aiment Vienne » : il est impossible, dans la capitale autrichienne, d’oublier qu’on est juif car les autres ne l’oublient pas, constatait amèrement l’auteur de Mademoiselle Else. Voici qu’il convoque Joseph Roth et Le Poids de la grâce, rappelle son arrivée à Vienne en 1913. Et l’on comprend qu’il ne s’agit pas de déballer une bibliothèque, mais de trouver, dans la littérature, des miroirs et des échos. Des doubles de l’arrièregrand- père. D’où cette merveilleuse scène où la caméra s’attarde sur les rayonnages d’une librairie, comme si elle caressait amoureusement les titres et les noms des auteurs. Et la voix de Bober : « je n’ai plus distingué le lecteur de l’arrière-petit-fils ». La vie de Wolf Leib Fränkel est dans les livres, la mémoire et la littérature se confondent, la lecture est une façon de dire, comme Perec, « je me souviens ». Même, et peut-être surtout si, on n’avpas connu ce passé.