Polysémique, le titre du film de Mariana Otero déploie autant de couches d’interprétation que le film lui-même. Histoire d’un regard retrace d’abord, comme une « histoire » que l’on raconte, le parcours du photographe Gilles Caron, désigné de manière métonymique par son « regard ». Ce photo-journaliste a livré certaines des images les plus saisissantes qui nous sont parvenues de la guerre des Six Jours, de mai 1968, de la guerre civile au Biafra, des conflits en Irlande du Nord et de la guerre du Vietnam, où il disparaît en 1970, à trente ans. Portrait-hommage, le film présente au spectateur un homme courageux, autodidacte, à la condition physique extraordinaire et à l’oeil sûr et inventif.
Mais l’« histoire » de Mariana Otero est aussi à prendre au sens étymologique : il ne s’agit pas d’un simple récit mais d’une véritable enquête. Le « regard », quant à lui, n’est pas seulement une figure de style pour désigner le photographe ; le terme est à comprendre au sens propre. Car c’est à travers les images, à travers ce qu’elles nous apprennent sur l’oeil du photographe, que nous faisons la connaissance de celui-ci. Patiemment, minutieusement, intelligemment, Mariana Otero scrute un à un les clichés de Gilles Caron pour élucider les mystères de l’homme et de son oeuvre. Dans une séquence magistrale, Otero retrace la genèse de la célèbre photo où Cohn-Bendit nargue d’une mine insolente un policier qui se tient à l’entrée de la Sorbonne. Munie de sa caméra comme Sherlock Holmes l’était de sa loupe, elle rétablit sous nos yeux la véritable chronologie des très nombreux clichés pris ce jour-là par Caron, qui avaient été archivés selon un ordre erroné. Pas à pas, c’est-à-dire image à image, Otero retrace le trajet à la fois physique et photographique par lequel Caron affine son point de vue et développe une vision de la situation. La méthode d’Otero consiste donc à reconstituer la succession temporelle des différentes images. Autrement dit, elle transforme les photos en photogrammes – provisoirement du moins, le temps de mener son enquête. C’est grâce à son regard de cinéaste que Mariana Otero interprète le regard du photographe.
On touche ici à l’essence même du projet : en se plongeant avec une infinie générosité et une grande ouverture (d’esprit, d’oeil, d’objectif) dans l’oeuvre d’un autre, la cinéaste réfléchit aussi sur la manière dont le regard des autres a formé le sien. Histoire d’un regard est en définitive une enquête généalogique, la recherche d’une parenté à la fois personnelle et artistique. Otero ne s’est-elle pas d’abord intéressée à Caron parce que son destin lui rappelait celui de sa mère, peintre disparue prématurément en laissant derrière elle quelques tableaux et deux filles en bas âge ? À travers cet hommage en forme d’enquête, Mariana Otero signe ici une réflexion profonde et intime sur les arts du regard, qui ont le pouvoir de « faire de l’ordinaire l’extraordinaire ».
De Mariana Otero, Diaphana Distribution, sortie le 29 janvier.