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Avec Haewon et les hommes, errance sentimentale élégiaque  et cruelle, Hong Sang-soo fait le portrait mélancolique d’une  étudiante en cinéma. Une radioscopie de la solitude.

 Sur le site historico-touristique du fort de Namhan, avec ses sentiers sylvestres et montueux, ses murailles lourdes d’histoire et ses vues imprenables, un couple devise. L’homme, admiratif, avise un drapeau : il est simple et magnifique, s’extasie-t-il. La femme approuve : « grâce à lui, on peut voir le vent ». En une brève séquence, Hong Sang-soo, faisant son retour saisonnier sur les écrans avec ce Haewon et les hommes, énonce la quintessence de son cinéma. Un cinéma confinant à l’épure géométrique, avec un récit tout en cercles (les scènes se répètent, comme des boucles), rehaussé de touches de couleurs éclatantes (le pull rouge vif d’Haewon, l’héroïne éponyme) et agrémenté par les accidents du hasard, comme cette rencontre inattendue avec Jane Birkin. Mais cette surface, effectivement « simple et magnifique », fonctionne comme un drapeau dont les frémissements trahissent la présence du vent : elle révèle une souffrance, intime, invisible – celle de la solitude.

Haewon et les hommes est un portrait de jeune femme en solitaire incurable. Étudiante en cinéma très moyennement assidue, aspirante actrice, Haewon vit dans un monde où les liens sont dénoués ou factices. Elle est condamnée à un isolement d’autant plus frappant qu’avec ses allures d’étudiante lambda et, de l’avis de sa mère, sa plastique de Miss Corée, elle n’a rien d’une exclue. Et pourtant. Sa mère, justement, qui est sur le point de partir pour le Canada quand s’ouvre le film, a beau lui prodiguer des démonstrations de tendresse, elle est déjà à des milliers de kilomètres de sa fille. La mise en scène, précise et cruellement lucide, de Hong Sang-soo, montre toute l’étendue du fossé. Assises dans l’angle d’un café, les deux femmes sont chacune adossées à un pan de mur de couleur différente, blanc pour l’une, bleu pour l’autre, et les teintes franches de leurs vêtements (Haewon porte son pull rouge, sa mère un chemisier mauve) exacerbent encore cette absence d’unité chromatique. Comme si elles n’avaient rien en commun, et que chacune était isolée dans son propre univers.

Le reste du film suit les vicissitudes des relations sentimentales entre Haewon et Lee, prof de cinéma marié, immature pleurnichard et gauche. Un baiser sous la pluie dans un parc, un dîner très arrosé au restaurant avec les étudiants de Lee, à qui ce dernier tente pathétiquement de cacher sa liaison avec Haewon, une excursion au fort de Namhan… le film devient ainsi la balade sentimentale d’un couple dont chaque étape souligne un peu plus l’éloignement. Ainsi, cette très belle séquence devant les murailles du fort : le couple discute, mais ils ne se regardent pas, leurs yeux ne se rencontrent jamais. Solitude familiale, amoureuse, mais aussi sociale : les autres étudiants de la fac de ciné n’ont pas de mots assez durs pour cette fille qu’ils soupçonnent d’être une « métisse » et dont ils ne supportent pas l’aisance, s’indignant de ce que, paraît-il, sa mère ait pu chercher Haewon en Porsche à la sortie des cours.

Coupée de facto des autres, Haewon occupe dès lors le seul univers que connaissent les solitaires – le leur. D’où ces plans, scandant le film, sur Haewon endormie à une table, dans un restaurant ou à la bibliothèque devant un livre (incidemment, il s’agit d’une édition anglaise de La Solitude des mourants de Norbert Elias). Et si ce qu’on voyait n’était que le fruit de rêveries de la jeune femme ; si elle vivait moins à Séoul que dans son propre univers, ses propres séquences oniriques ? Car elle est enfermée en elle-même, comme enlisée dans sa propre histoire. Hong Sang-soo met ainsi en résonance des épisodes entiers se faisant écho, comme la virée au fort de Namhan avec Lee, rejouée lorsque Haewon emmène un couple d’amis visiter les lieux. Haewon ne connaît qu’une seule histoire, la sienne, qu’elle répète sans cesse. On fait à Hong Sang-soo une réputation de petitmaître du marivaudage imbibé à l’alcool de riz. Haewon et les hommes rappelle que le Coréen est d’abord un grand peintre des maladies de l’âme.