Nul n’est tenu de considérer Michel Franco comme un cinéaste important, et Después de Lucía comme un des meilleurs films du siècle en cours. Ce qui ne saurait faire débat, sauf mauvaise foi et on sait que la critique en est exempte, c’est son talent à dessiner une situation en laissant l’impression qu’elle se pose là, sans son intercession. Les détracteurs déjà nombreux de Franco – pas donné à tout le monde – pensent que c’est une feinte. Oubliant qu’au cinéma feindre et faire sont une seule chose, oubliant qu’en art il n’y a pas de feinte, ils en tirent la conclusion morale que le cinéaste mexicain est un manipulateur tendance sadique option fasciste, comme son patronyme l’indique. Ici au moins sera dit qu’ils voient à l’envers. Qu’il leur manque au moins un oeil. Ou un coeur.

C’est donc scène par scène, c’est-à-dire plan par plan puisque presque toutes les scènes sont pensées en un plan, que nous croyons comprendre que Dave (Tim Roth) est infirmier à domicile, et que Sarah dont il soutient le corps décharné par la maladie est une patiente. Croyons comprendre seulement, parce qu’aucune de ces informations n’est livrée sans l’escorte d’un doute. Au comptoir où il cuve sa peine après l’enterrement, Dave confie à un couple qu’il vient de perdre sa femme Sarah atteinte du sida, réactivant une hypothèse qu’une discussion avec une proche de la défunte avait semblé dissiper. Rétif à la marche linéaire vers la clarté qu’accompagnent les trompettes de tant de scénarios, Franco trouble la lumière qu’il diffuse, en sorte que l’ambivalence toujours demeure. Au quart d’heure de Chronic, Dave est et n’est pas le veuf de Sarah. Etait à la fois son infirmier et son époux. Comme un pas en avant est aussitôt rétracté, nous ne sommes guère avancés.

Si tuer l’art l’enchante, le spectateur épris d’univocité peut alors, reporter le trouble général du récit sur le personnage. Peut décider que c’est Dave qui est trouble. Un type pas clair. Un doux dingue qui s’attache à ses patients au point de se prendre pour un proche. Un mytho inquiétant, un schizo capable du pire, promettant une belle boucherie de thriller. Et maintenant que la famille du paralysé post-AVC dont il s’occupe l’accuse de harcèlement sexuel, nous nous remémorons le prégénérique qui le voyait filer une jeune femme en voiture, puis cliquer sur des photos d’elle. Les fils se recoupent, l’étau du sens se resserre, profilant une indigne perversité ou une poignante blessure. Dans tous les cas, tant de dévouement cache quelque chose, et nous découvrirons bientôt le secret qui lui fait tenir la main de ce John pourtant acariâtre en regardant la télé avec lui, ou prendre une garde de nuit sans être payé.

De fait nous découvrons un sacré truc. Celle que Dave épiait est sa fille, perdue de vue depuis la séparation d’avec sa femme dont s’entrevoit la possible cause. Nous tenons notre rosebud pathologique. L’eau trouble s’éclaircit en eau de roche : aidant autrui à mourir, Dave éponge le douloureux remords d’avoir abrégé les souffrances de son fils atteint d’une maladie incurable. Les repères sont rétablis : l’inquiétante bizarrerie de Dave ne désarçonne plus puisqu’elle est justifiée. Le personnage réintègre le rang de l’espèce humaine, et le cinéaste celui, très fourni, des fabricants de fictions de deuil.

Hélas pour les trop humains, le film ne s’arrête pas là. Nous n’en sommes qu’à sa moitié. La révélation n’est pas un climax ; d’ailleurs elle ne fait pas des manières de révélation, l’information supposée décisive se glissant, comme tout le reste, dans le fil des plans, sans musique ni grimace dramatisante. Surtout, elle ne modifie en rien le cours du film et de l’existence de Dave.

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