Michael Haneke, le Racine autrichien. Comme notre dramaturge hexagonal dans Britannicus avec son Néron, Haneke, sous couleur de mettre en branle une petite mécanique clanique, épingle des « monstres naissants », pour paraphraser l’homme de Port-Royal. Dramatis personae : la dynastie Laurent, fleuron de la grande bourgeoisie calaisienne – un vieil homme à qui Jean-Louis Trintignant prête l’élégancefragile, tavelée, d’un corps au bord du néant ; la fille, Huppert, sanglée dans ses tailleurs d’executive woman, qui a repris les rênes de la boîte de BTP familiale ; le petit-fils à la psyché cabossée, qui noie son mal-être dans l’alcool ; le fils (sans doute la créature la plus hanekienne de ce petit théâtre de la cruauté) dont la température émotionnelle frise le zéro ; la fille de celui-ci, gamine aux jolis traits boudeurs, version 2.0, ultra-connectée, du Benny de Benny’s Video… Tout ce joli monde se toise, se déchire, tentant de recoller les pots cassés, tant à l’intérieur – essayer désespérément de mettre sous le boisseau les tensions intimes – qu’à l’extérieur – une situation de crise, en l’occurrence un accident de chantier. Ce pourrait être une simple chronique trempée dans le vitriol. Une autopsie menée sous le scalpel d’une mise en scène qui ne se départit jamais de son sens de la rigueur formelle, découpant l’espace à coups d’embrasures de portes, de cadrages au carré (écrans de portable, d’ordinateurs eux-mêmes enserrés dans l’image du film). Mais Haneke porte cette petite horlogerie tragicomique, ou tragisatirique si on préfère, jusqu’à son point de chauffe maximal. Il ne se contente pas de brocarder les petites saletés (hypocrisie, non-dits, bref tout l’attirail habituel du placard aux squelettes familiaux) : il montre comment ce milieu, pour parler en terme sociologiques, accouche de monstres, pour parler la langue du mythe. De créatures qui se mettent délibérément en marge, creusent le fossé qui les séparent de l’humanité ou, plus exactement, puisqu’on est chez Haneke, de cette collectivité policée, hypocrite qui constitue l’humanité. Le patriarche ? Un mort-vivant, un vieil homme qui cherche d’abord à disparaître, à s’effacer du monde, comme s’il n’y vivait qu’en sursis, ombre d’outre-tombe égarée à la surface de la terre. Le petit-fils alcoolo ? Celui par qui le scandale arrive, qui perturbe un dîner collet-monté de fiançailles en y invitant des migrants sans-papiers. La gamine ? Une filmeuse addict à la vidéo de son portable, lointaine héritière du Voyeur de Michael Powell, qui enregistre les dernières convulsions de son hamster qu’elle a elle-même empoisonné. Reste que, par un renversement aussi paradoxal que brillant, Haneke restaure de l’humanisme au sein du monstrueux. Non qu’il dessine pour ses personnages on ne sait quelle trajectoire de rachat ou de rédemption : la moraline édifiante n’est pas la came de l’Autrichien. Mais, en nouant une alliance, une connivence, entre la fillette et le vieillard, il les sort de leur isolement. Compense leur marginalité en inventant une solidarité. Monstrueuse sans doute : on ne dévoilera pas la fin, qu’il suffise de dire que le lien mortifère, morbide, qui s’instaure entre le vieillard et l’enfant est aussi dérangeant, selon les canons de la nature humaine « ordinaire » que le geste de Trintignant étouffant Emmanuelle Riva dans Amour. Mais bien réelle : les monstres ne se contentent pas de naître, ils trouvent une famille de frères, de semblables.
Famille décomposée
Haneke est de retour avec ce Happy End. Où il confirme sa veine de grand tragique.