Combien sommes-nous encore, à penser que l’Union européenne est vitale, une utopie belle et salvatrice ? Plus beaucoup, si l’on en croit l’état pathétique de l’Europe d’aujourd’hui. Les partis europhobes d’extrême droite sont au plus haut, avec Marine Le Pen, Matteo Savini, Viktor Orban, Jaroslaw Kaczynski… Soutenus par Poutine qui rêve que l’UE se désagrège, et par Steve Bannon, ancien conseiller de Trump qui joue un rôle grandissant dans cette affaire, ces nouveaux hommes forts de l’Europe ont de quoi effrayer. Culte de la force, politique antimigratoire très dure, obsession sécuritaire, anti-élitisme, remise en cause du droit des femmes et des droit LGBT, antisémitisme… L’importance de ces composantes varient selon les partis, mais grosso modo elles caractérisent ces eurosceptiques, qui sont à l’inverse des principes de l’UE. L’Europe est malade et la sociale-démocratie périssante. L’UE est pleine de défauts et si l’on est vache, on pourrait dire qu’elle l’a bien cherché, ce désamour : trop de verticalité, trop de normes absurdes, trop de lobbies. Avec le temps, Bruxelles a perdu son âme. Où est passée l’idée magnifique de faire taire les méfiances réciproques de ces pays européens qui n’ont eu de cesse de se faire la guerre ? Des générations entières d’après-guerre se sont nourris de cette volonté incroyable de fraternité. Mais pour les jeunes d’aujourd’hui, la Deuxième Guerre mondiale est loin et cette idée ne suffit plus pour les enthousiasmer. Alors il faut inventer autre chose, redonner un supplément d’âme pour combattre ceux qui rêvent sa mort. La culture, comme on l’a dit dans notre dernier numéro, a un rôle à jouer. Quand la Fondation Cartier organise une expo sur les jeunes artistes européens, elle oeuvre pour une nouvelle fraternité. Idem pour le Théatre de la Ville et son festival Chantiers d’Europe. Nous avons été très fiers de nous lier à ces deux évenements de combat. Car oui, l’humanisme qui est au coeur du projet européen, est effectivement un combat, nous ne cessons de le répéter. Et avant tout, à notre niveau, un combat d’idées. 

Un combat qu’on pourrait mener avec Stefan Zweig dont on réédite ces jours-ci ses inoubliables Appels aux Européens (Editions Bartillat). Cet idéaliste politique rappelle à quel point ce combat est difficile, car c’est un combat de tous les jours contre nous-mêmes, contre nos pulsions égoïstes et à courte vue, nos pulsions de mépris pour l’autre : « L’égoïsme sacré du nationalisme restera toujours plus accessible à la moyenne des individus que l’altruisme sacré du sentiment européen, parce qu’il est toujours plus aisé de reconnaître ce qui vous appartient que de comprendre votre voisin avec respect et désintéressement. » Ailleurs, il y a l’idée prophétique de Zweig de la nécessité pour un étudiant d’aller faire ses études en dehors de son pays, en Europe : « Aujourd’hui, un Allemand qui voudrait faire ses études dans une université italienne pendant un semestre ou une année entière devrait considérer comme perdue cette année humainement et moralement si enrichissante, puisque, dans son pays d’origine, elle ne serait pas reconnue comme équivalente à une année d’études. » Depuis 1987, Erasmus a permis à plus de trois millions d’étudiants de vivre ces échanges dont Zweig rêvait en 1932. Mais Erasmus ne touche encore qu’une élite. Il faut élargir cet Erasmus aux jeunes moins favorisés pour que l’esprit européen se renforce. Zweig est un pacifiste et l’Europe pour lui doit être ce rempart contre les différentes haines qu’il compare à des narcotiques et des stimulants. Haine de classe, haine de race : voilà les adversaires que l’Europe doit combattre. La première est heureusement en baisse, la seconde hélas en forte hausse. Il faut « désintoxiquer» l’Europe de cette haine fallacieuse et funeste. L’effort que nous devons faire pour éviter de nouvelles guerres intra-européennes est claire : « Il faut insiter sur ce que les peuples d’Europe ont en commun plus que sur leurs conflits. » 

La trêve de l’été arrive. Ce bruit et cette fureur que la société nous offre en spectacle, n’est pas tout et fort heureusement. Le temps de l’été sera celui du repli. Un autre monde existe que celui omniprésent de la société. Un monde de vérités dont on ne sait d’où elles viennent, mais qui sont là, et qui sonnent juste. Des vérités qui ont à voir avec la poésie. Hier soir, avant de m’assoupir sur mon canapé, j’ai pris un livre au hasard dans ma bibliothèque. A la recherche d’une phrase ou deux qui me procureraient du plaisir. Huainan Zi, un philosophe taoïste. Une page au hasard : « Il aime à fermer les yeux dans la grande nuit et à s’éveiller pour regarder dans la maison de l’éclatante lueur. Il se repose et respire dans un lieu sans contours, vague, et se divertit dans la campagne de l’informel. Il habite dans un endroit sans aspect, il réside dans le sans lieu. Il se meut dans le sans forme, se tient en repos dans l’incorporel. Il existe comme s’il n’existait pas, vit comme s’il était mort. (…) Le commencement et la fin sont pour lui comme un anneau dont nul ne peut saisir l’extrémité. » La beauté est une promesse de bonheur.