Au départ il y eut Gustave Flaubert. Philip Roth voulait faire du Flaubert. Pas d’interprétations, laisser vivre les personnages du roman, le projet de ne rien dire. Flaubert il y a, certes, dans la dédramatisation, dans la déromanisation du roman. Mais Roth en Flaubert silencieux, c’est impossible. Il faudrait couper la langue de Roth, cette langue bavarde, cette langue d’un anglais classique mêlée à un anglais de la rue, obscène. Non, Roth ne peut s’empêcher de commenter, recommenter, et recommenter, l’action ou le peu d’action qu’il y a dans ses romans. Alors que nous disent ses commentaires ?

Philip Roth, tout le monde le sait, aime être dans les bras de ses femmes. Ce n’est pas nouveau, bien sûr. On se souvient des dires du Professeur de désir (1979) : « Je refuse – par une incapacité que j’érige en principe – de résister à ce que je trouve irrésistible, si absurde et tordue, puérile et perverse que puisse paraître à tout autre que moi l’origine de mes désirs (…) Mon désir étant le désir, il ne doit pas être minimisé ou traité par le mépris » ; et plus tard, dans le Théâtre de Sabbath (1995) : « Sabbath s’était simplifié la vie et s’organisait en fonction de la baise. »

Le temps a passé et rien ne change. Dans son dernier roman La bête qui meurt, à chaque fin d’année universitaire, le professeur d’université en fin de carrière David Klepesh, double de Roth, organise une petite fête chez lui, qui commence en discussion autour de Franz Kafka parce que Klepesh est un érudit ; et qui s’achève tard dans la nuit, qui s’achève si tout se passe bien dans un lit, à deux. Parce qu’en fait, c’est ça qui l’intéresse vraiment. Cette soirée-là, c’est une jeune cubaine de 24 ans qui jette son éclat sur le professeur. Pour un temps, mais pour un temps seulement, le temps de l’acte sexuel, Klepesh rechante Twist and Shout.

Il célèbre, encore une fois, le désir qui ne serait que désir érotique : « L’art du flirt à la française me laisse froid. Moi, ce qui m’intéresse, c’est l’impératif sauvage. » Il tire à boulet rouge contre « le retour en force des conventions », il s’en veut de s’être marié car il est « allergique » à la vie de couple. Il s’en prend violemment, sans précaution, à son fils Kenny, qui, « admirable », s’accomplit dans le devoir conjugal. Il l’apostrophe : « Kenny, pourquoi ne pas affronter enfin la réalité de ton père ? Affronte au moins la bite de ton père. Parce que c’est ça, la réalité. On ment aux enfants. On ne peut pas parler avec franchise de la bite de son père à un jeune enfant. Il y a beaucoup de pères qui ne peuvent pas se contenter de leur femme, et ça, c’est un secret qu’on ne dit pas aux petits ». Non, pour lui, il faut tout faire pour ériger « la liberté en système ».

Le discours est une chose, la chaire en est une autre. Pétri de certitude sur son way of life, il n’en reste pas moins que le choix de l’inconfort, le choix de la passion amoureuse, le choix de côtoyer les gouffres du désir, laisse des traces, des traces de souffrance. Insatisfait, Klepesh s’interroge : « Où sont donc la plénitude, le sentiment de possession que tu devrais connaître ? Puisque tu l’as, comment se fait-il que tu ne l’aies pas, cette fille ? » L’intranquillité se lit ailleurs : « Etre sous le charme aide à ne pas trop penser (…) Mais ce plaisir m’était refusé : je passais mon temps à gamberger, à m’inquiéter (…) à souffrir ».

Le sexe et l’amour ont toujours été malheureux pour Roth.

En revanche, ce qui n’a pas toujours été, c’est le spectre de la mort qui rôde. Ce spectre qui l’empêche de rire, rire contre la vieillesse. Ce spectre qui le rend péremptoire, aigri, agressif, docte, trop sûr de lui-même, lui qui renferme en général dans chacune de ses affirmations une question. Il confesse : « A mon âge, suis-je en mesure de supporter le délire des incertitudes ? (…) Est-ce que ça ne risque pas de hâter ma fin ? »

Les commentaires sur le temps qui file se succèdent : « Nous sommes dans le flot du temps, nous y coulons jusqu’à la noyade finale. » « Le temps pour les jeunes, est toujours constitué du passé (…) Ensuite on mesure le temps à l’endroit, en comptant celui qui rapproche de la mort. »

Le temps d’un livre, le monde de Roth est en feu et en ruine. Son hédonisme fin de vie sent la flétrissure. Drieu la Rochelle a écrit cette phrase sublime : « Nous n’avions pas de but, nous n’avions que notre jeunesse ». En écho, nous pourrions dire que Roth n’a toujours pas de but, mais n’a plus que sa vieillesse. Portnoy est loin.