A qui lui demande l’orthographe de son nom, Weerasethakul répond en général « comme ça se prononce ». Ou suggère qu’on l’appelle Apichatpong, ce sera plus simple. Ici on l’appellera Api, autorisé par la fréquentation assidue d’une oeuvre où l’on s’est toujours senti chez soi. Depuis quinze ans, Api alterne entre films et installations, mais ses films aussi invitent à s’installer. Dans ce cinéma réfractaire à la clôture, dans ces plans larges et ouverts – une ligne de fuite vers une verdure, une porte où passe la lumière –, la place ne manque pas. On y sera bien. On l’est déjà. Il n’est pas cinéaste plus accueillant qu’Api.

Hospitalier serait le mot juste, qui en sousmain nous mène à l’hôpital où le film se pose sans bruit, moineau sur un rebord de fenêtre, pour ne pas froisser la quiétude lascive, légèrement moite, qui y règne. Dans ce dortoir aéré, pas de gémissements douloureux, pas de soins crus ni de chair meurtrie. Les occupants semblent moins malades qu’apaisés ; moins prendre leur mal en patience que profiter de l’accalmie après une tempête dont on ne saura rien. L’hôpital est un refuge, et ce film un havre de douceur.

Qu’Api, fils de médecins, ait grandi dans la proximité de l’hôpital de Khon Kaen Ram où Cemetery of Splendour prend ses aises, ne suffira pas à expliquer que son travail, de Blissfully Yours à Syndromes and a Century, en passant par Tropical Malady, passe si souvent par ce type de lieu. Il faudra aussi élucider ce qui, dans l’hôpital, s’ajuste à la vibration de son cinéma sensoriel. Qu’y trouve-t-il qui lui importe tant ?

Il y trouve des corps. Des corps diminués, donc ralentis, comme celui de Jen, cheminant sur béquille à cause d’une patte quinze centimètres plus courte que l’autre. S’installer chez Api, c’est ralentir. Voire s’immobiliser. Ou carrément s’aliter, comme ces bons bougres en pyjama vert. Le film calque son arythmie sur celle des vieux qui le peuplent – du moment qu’ils ne comptent pas parmi les seniors assidus au cours de gym dansé sur quoi Api s’attarde trois minutes, comme pour désigner un repoussoir. On voudrait voir plus souvent des vieux au cinéma. Voir bouger cahin-caha leurs corps passionnants car bancals.

Un corps n’est jamais autant un corps que lorsqu’il est affaibli. Les rouages de la machine ne sont jamais aussi tangibles que lorsqu’elle se dérègle. Tangible l’urine quand la maladie oblige à l’évacuer par un tube, et qu’elle s’accumule dans une poche que cadre frontalement la caméra, comme plus tard elle se tient trois mètres derrière un homme accroupi en train de chier dans l’herbe. Le corps ramené à ses fonctions dites vitales, aux protocoles cardinaux de sa persistance. Et d’abord manger. Ingérer. Le simple acte de, exécuté lentement, avec application, et délesté du pittoresque à base de gros plans sur des fritures propres à flatter les papilles postcoloniales. Juste prendre soin de la vie qui coule en soi. Honorer à la grâce durable d’avoir un corps, comme les trois femmes au chevet d’un malade inanimé s’amusent de son érection à travers la couverture. L’une demande aux deux autres si elle peut toucher. Elle avance la main, touche, rabat l’engin qui aussitôt se retend, ce qui la fait rire, comme un bébé devant une bulle de savon. C’est étrange, s’excuse-t-elle.

Il est étrange que l’on ne trouve plus étranges les miracles quotidiens du corps. Par exemple dormir. Dormir est incroyable. Dormir, c’est l’infini à portée des êtres de chair. Dans la scène de méditation, le découpage s’intéresse moins aux propos du prof et au type de recueillement qu’ils promeuvent (« nous pensons trop ») qu’à son auditoire. Juste ça. Les yeux clos de ces femmes tout ouïe. Ventilateur de plafond cadré serré, rang de roues aquatiques tournant à pleine vitesse : tout est bon à Api pour hypnotiser son spectateur. Comme si le sommeil était le meilleur état pour appréhender son film, pour qu’on l’invente avec lui. Qu’on le multiplie. Le sommeil dédouble les scènes, les triple. Le sommeil creuse un espace dans celui-ci. Un corps est là, mais l’homme qu’il enveloppe s’abîme dans un volume infini, quand on y pense c’est fou, et c’est tout le monde, toutes les nuits.

Un fantastique à fleur de réel
C’est le sésame du film, son déclenchement enfantin. Il était une fois des malades endormis. Pas tant malades qu’endormis. Et ce sont des soldats. Des soldats endormis : ce seul libellé en forme d’oxymore est un programme narratif (pourquoi dorment-ils, quand se réveilleront-ils ?) autant qu’une ligne esthétique. D’autres réalisateurs auraient dressé ces gaillards sculptés pour l’action à l’arrière d’un camion en route pour le front, fusils tendus vers le ciel. Api les allonge et les endort. Il les caresse, les enduit de pommade, parfois en réveille un, mais alors sans fanfare, sans bouger, juste des paupières qui remontent et la voix qui susurre deux mots : pardon, beaucoup. Mieux réveillé, il précise : pardon d’avoir beaucoup uriné. Le nouveau venu s’est tout de suite mis au diapason de la note générale, basse et policée.

[…]

EXTRAIT… ACHETER CE NUMÉRO