Encore une bien belle rentrée que cette rentrée d’hiver : sur plus de cinq cents livres, Transfuge en a selectionné pour vous vingt. Tous sans exception écrits par des romanciers à surmoi littéraire, produisant des textes relevant de la littérature et se dépatouillant, comme ils peuvent, plus ou moins bien, avec des techniques héritées et des influences. Exit donc, dans ces colonnes, ces textes, certainement majoritaires, produits « spontanément », au fil de la plume, en dehors des dizaines de romans qui font référence. Trois d’entre eux ont attiré particulièrement notre attention : Patrick Grainville. Il revient, avec son Bison (Seuil), en très grande forme. Nous l’avions suivi déjà sur son dernier roman, Le Corps immense du président Mao (Seuil, 2011). Là, il nous raconte l’histoire de ce peintre, George Catlin, de Philadelphie, décidant de fuir les mondanités de la ville pour s’installer dans un village sioux. Il a le pressentiment que les Indiens d’Amérique – on se situe aux alentours des années 1830 – vont être décimés. Catlin pense qu’il est temps de sauver quelque chose de ces gens-là, en les immortalisant. Cette plongée sur les terres indiennes entre le Mississippi et le Missouri est un prétexte pour Grainville à documenter cette tribu, au-delà des clichés véhiculés, notamment, par les westerns. C’est aussi l’occasion, comme toujours chez lui, de faire des descriptions magnifiques (scènes de chasse, scènes érotiques, scènes d’enfance), dans un baroque parfaitement maîtrisé ; de construire des passages qui soudainement débordent, dérapent, s’étirent, naviguant entre réel et fantasme, et produisant finalement des visions. Il en profite, à travers la conception que Catlin donne de son art, pour nous énoncer la définition qu’il en a : « Le peintre sans morale qui peint tout, accepte tout, sans jamais rien condamner. » Maylis de Kerangal. Réparer les vivants (Gallimard) est peut-être à ce jour son plus grand roman. On avait soutenu son précédent roman, Naissance d’un pont (Prix Médicis 2010), exercice littéraire impressionnant, à la langue ample et maîtrisée. Son nouveau roman va plus loin : si sa langue, héritée de Claude Simon à plus d’un titre (rythme, utilisation fréquente du participe present, etc.), est toujours aussi belle, elle réussit là à nous émouvoir. Il faut dire qu’elle y va franchement, cette fois-ci, avec cette histoire de jeune homme de 19 ans, Simon, perdant la vie dans un accident de voiture, et dont le coeur sera transplanté chez une femme, Claire, atteinte d’une maladie coronarienne. Fidèle à l’injection flaubertienne, Kerangal ne se contente pas de raconter un mélo,

de déplier du tragique ; elle décrit avec une grande précision le travail des médecins, le fonctionnement du service. Rarement documentation et fiction ont fait si bon ménage. Hanif Kureishi. Cela faisait longtemps que l’auteur anglais n’avait pas écrit un roman (Quelque chose à te dire, 2008). Son nouveau livre, Le Dernier Mot (Christian Bourgois), est comme chacun de ses romans, une déclaration de guerre. Il s’attaque cette fois-ci à une espèce plutôt protégée dans les romans, et on devine pourquoi : les écrivains. Avec toute la cruauté qu’on lui connaît (il est d’une méchanceté à faire rire) : V.S. Naipaul, Prix nobel de littérature britannique, en est la cible. Harry s’installe dans la maison de campagne d’un grand écrivain, Mamoon, à quelques kilomètres de Londres, pour écrire sa biographie. Il mène l’enquête dans cette atmosphère de plus en plus électrique. Le roman tourne à la comédie, élégante, légère, à l’anglaise. Ce qui ne signifie pas, bien sûr, qu’une tragédie ne se joue pas en même temps. Ce jeune et ce vieux qui se parlent, s’écoutent à peine, s’exaspèrent, se haïssent, voilà ce vieil Œdipe qui repointe son visage, comme Kureishi nous le dit dans son entretien : « Il y a une histoire oedipienne. Le vieux est terrifié par le jeune, tout comme le jeune est terrifié par lui. Ils veulent se détruire l’un l’autre parce qu’ils ont une vision différente du monde… » Et comment ne pas voir, au fond, car le versant biographique de la littérature n’est pas sans fondement, une guerre biaisée, transformée en fiction, entre Kureishi et Naipaul, tous deux écrivains britanniques ? Bonne année à vous toutes et à vous tous, chères lectrices et chers lecteurs, au nom de la rédaction de Transfuge ; bonne année de livres et de films, meilleurs remèdes, sans aucun doute, à une morosité ambiante, qui n’a rien d’irréversible.