edito
Il y a des écrivains, finalement assez peu nombreux, qu’on attend comme un rendezvous. C’est pour moi le cas avec Sollers, soutenu par Transfuge depuis longtemps. Il fait paraître ces jours-ci un recueil d’articles publiés dans Le Journal du dimanche et dans Le Point. Un livre paresseux ? C’est pas grave, son Littérature et Politique (Flammarion) fait plaisir, surtout en ce moment. Avez-vous remarqué comme nos esprits sont pollués ces derniers temps par cet imbécile de Zemmour ? Comment ils sont pollués par ces pensées dégradantes, bêtes, qui nous obligent à polémiquer où il ne devrait plus y avoir de polémique depuis longtemps ? Vichy sauveur de juifs ? Le suicide de la France à cause, entre autres choses, de la féminisation de la société ? Ces gens sont haineux, tristes, et se répandent sans retenue dans les médias. L’humanisme prend feu. Bref, vous avez subi ces polémiques à répétition comme moi, je ne m’étendrai pas plus. Elles sont nauséabondes et désespérantes. Et le livre de Philippe Sollers arrive par la boîte aux lettres. Le gai savoir, même s’il est teinté de désespoir – ce qui fait partie de la lucidité –, est toujours en bonne place dans ces divines pages joyeuses. Comme d’écouter Cécilia Bartoli sur du baroque un dimanche de pluie. Prenez donc le Sollers, passez les pages d’actualités pures, l’affaire Tiberi par exemple, franchement, qui s’y intéresse aujourd’hui ? C’est fou comme l’info vieillit vite. Sur le moment, on pense que les enjeux sont considérables. Que la vie de tout un pays en dépend. Quelques années après, tout le monde s’en fout. Passez donc directement à toutes ces pages sur la littérature, c’est-à-dire 90 % du livre. Tout Sollers y est. Les citations font toujours mouche. Il est le meilleur à cet exercice avec Charles Dantzig. Debord est partout, c’est frappant. On le comprend vite, c’est le plus poète des penseurs. Par exemple cette définition du bonheur selon Debord : « Je voulais tout simplement faire ce que j’aimais le mieux. En fait, j’ai cherché à connaître, durant ma vie, bon nombre de situations poétiques, et aussi la satisfaction de quelques-uns de mes vices, annexes mais importants. » On lit Debord, et on oublie tout. On se remet en selle. Sollers, plus loin, nous fait une piqûre de rappel, l’air de rien. Et l’humour, chers amis, contre l’esprit de société réactionnaire. Sollers nous fait relire L’Avare, relisez Molière, Molière et ce rythme qui va à tout allure : Harpagon : « Au voleur ! au voleur ! à l’assassin ! au meurtrier ! Justice, juste Ciel ! je suis perdu, je suis assassiné, on m’a coupé la gorge, on m’a dérobé mon argent. Qui peut-ce être ? Qu’est-il devenu ? Où est-il ? Où se cache-t-il ? Que ferai-je pour le trouver ? Où courir ? Où ne pas courir ? N’est-il point là ? N’est-il point ici ? Qui est-ce ? Arrête. Rends-moi mon argent, coquin. (Il se prend lui-même le bras.) Ah ! c’est moi. Mon esprit est troublé, et j’ignore où je suis, qui je suis, et ce que je fais. Hélas ! mon pauvre argent, mon pauvre argent, mon cher ami ! on m’a privé de toi ; et puisque tu m’es enlevé, j’ai perdu mon support, ma consolation, ma joie ; tout est fini pour moi, et je n’ai plus que faire au monde : sans toi, il m’est impossible de vivre. » 

Sollers a tout compris : le moral revient. Mieux qu’une psychanalyse. Zemmour et ses âneries ne sont plus qu’un vague cauchemar.

Piquons enfin une dernière citation à Sollers. Cette dernière citation, contre notre époque, contre Zemmour et ses thuriféraires de tout poil. Elle est extraite des Essais de Montaigne, chapitre II, contre la tristesse : « Je suis des plus exempts de cette passion, et ne l’aime ni l’estime, quoique le monde ait pris, comme à prix fait, de l’honorer de faveur particulière. […] Car c’est une qualité toujours nuisible, toujours folle, et, comme toujours, couarde et basse, les Stoïciens en défendent le sentiment à leurs sages. » 

Littérature et Politique : le livre tombe à pic. Sollers a du nez, il sent le vent tourner. La société bouillonne, raisonne, déraisonne, colère, éructe. Les romanciers ne vont pas pouvoir longtemps demeurer à la porte de ce magma explosif. Sollers l’a compris. Dantzig prépare un roman très politique pour la rentrée 2015, comme par hasard. Il me disait l’autre jour qu’il n’avait pas le choix : tous ces débats, mariage gay, Israël, islamophobie, francophobie, antisémitisme, etc. sont violemment entrés par effraction dans notre imaginaire. Difficile aujourd’hui d’écrire sans en prendre compte. Le pouls de notre époque est le grand sujet romanesque. Comme dit Dantzig, il est difficile aujourd’hui d’écrire sur les cigognes. En attendant, relisez Molière, Montaigne, Debord et enfin Sollers : c’est une cure de jouvence au coeur d’une époque souvent trop sérieuse et trop obscure.