VINCENT JAURY         Tout en ce monde n’est que plaisanterie, comme le disait Verdi, et Shakespeare quelque temps auparavant. C’est peut-être vrai de beaucoup de compartiments de la vie sauf, au moins, d’un : la guerre. Boucherie, sang qui gicle, bras mutilés, morts par milliers, par millions. Pas de quoi se réjouir, en effet. La réalité de la guerre n’est que ce qu’elle est au fond, morts, morts, morts. Il faut toujours s’en souvenir, sans doute, quand on écrit un roman de guerre. Je viens d’écrire ça et me reviennent à l’esprit Joseph Heller et son Catch 22, farce sur la Seconde Guerre mondiale, et le M.A.S.H de Robert Altman, film burlesque sur la guerre de Corée. Donc oui, ça existe, on peut se marrer sur la guerre, mais c’est évidemment minoritaire. Le majoritaire, quand on se replonge dans les archives de la littérature américaine de guerre, pour raconter les conflits, c’est le réalisme. Précisément le réalisme documentaire, Le Bal des maudits d’Irwin Shaw, Tant qu’il y aura des hommes, La Ligne rouge et Comme un torrent de James Jones, Promenade au soleil de Harry Brown, ainsi que les plus méconnus, On meurt toujours seul de John Horne Burns et La Muraille de John Hersey… la liste pourrait s’étendre presque à l’infini tant le genre se prête à cette forme. Montrer en détail la vie d’une garnison, l’attente d’un combat, faire entendre une discussion autour d’une stratégie, rendre compte de la logistique, les lettres à maman, à papa, à la fiancée, ceux qui vont mourir, ceux qui vont survivre, ceux qui seront traumatisés à vie. Quoi, en effet, de plus romanesque que ces histoires de guerre, tout y est, il suffit de raconter, le drame est tellement puissant, la tragédie si forte, qu’il est bien inutile de se creuser la tête pour inventer des formes, pour ménager des effets sophistiqués. Raconte ce que tu vois, c’est si exceptionnel, que tes lecteurs t’achèteront. Notons toutefois que la description des champs de bataille est hyper rare, sa représentation littéraire en étant impossible pour un certain nombre de raisons qu’on ne pourra développer ici (impossibilité, sinon extrême difficulté, à laquelle s’était déjà confronté Stendhal, avec son passage sur Fabrice Del Dongo à Waterloo, dans La Chartreuse de Parme).

          Aujourd’hui trois primo-romanciers, et de talent, Kevin Powers, Stephen Dau et Ben Fountain, dont les romans sont parus ces mois-ci, s’écartent du chemin du réalisme documentaire – précisons que Arbre de fumée de Denis Johnson (2007) et Central Europe de William T. Vollmann (2005) avaient ouvert la voie. Le premier donne dans le lyrisme, le second dans la satire, le troisième dans le mythologique. La parution de ces trois romans et le constat que nous en avons tiré nous poussent à nous poser la question d’un tournant possible, peut-être nécessaire, dans l’écriture de la guerre. Une hypothèse en tout cas : peut-on écrire aujourd’hui la guerre comme hier, alors que notre époque est saturée d’images, télévisuelles (reportages, documentaires, news), cinématographiques et du Net ? La question se pose. La force de vérité de ces images qui s’imposent à nous, leur circulation exponentielle, n’auraient-elles pas des répercussions esthétiques sur le roman? La question se pose. Alors le romancier, que lui reste-t-il à faire? Avant tout, écrire sur ce qui ne se voit pas à l’image. Powers? Raconte, de la première à la dernière page, l’histoire de sa psyché, ses doutes, ses douleurs, sa folie, sa naïveté. Ben Foutain? Désacralise la notion d’héroïsme, toujours aussi vivante. Dau? Relate le retour d’un réfugié traumatisé, porteur de la mauvaise conscience de l’Amérique. Montrer un autre réel que ce qu’on nous donne à voir quotidiennement, telle pourrait être la mission des nouveaux romanciers de la guerre. Double mission d’ailleurs, car que nous disent vraiment ces images du réel, si on exclut les images de cinéma et celles, volées, du net? En fait pas grand-chose du réel, sinon un mensonge militaire relayé (malgré eux) par les mass media. Rappelez-vous par exemple cette lueur verte, guerre du Koweït (1991), promettant des frappes chirurgicales sur bâtiments militaires, ponts, routes… et de faire zéro mort civil. Que nous disait cette image, à part un mensonge (on le sait aujourd’hui, les dommages collatéraux, comme ils disent, ont été nombreux), et que nous montrait-elle sinon la puissance technologique des Américains? Propagande.

          Toutes ces images s’érigent comme un mur dressé là contre le réel. Voilà la deuxième mission du roman de guerre, que nous pourrions lui assigner, et c’est une nouveauté : par le petit bout de la lorgnette, le nouveau roman de guerre se devrait de désofficialiser le grand récit médiatique, relayé par ces milliers d’images. Bref, faire un travail d’écriture de mise à plat, de complexification de la guerre. Définition même de la littérature, vous allez me dire, humanisation, complexification du réel contre les discours circulant dans la société et le sociologisme dominant. Mais encore plus vrai, quand il s’agit du roman de guerre, quand le mensonge du Pentagone règne en empereur.

          Tolstoï, dans un fameux texte « Archives russes », 1888, à propos de Guerre et Paix, n’écrivait pas autre chose : « Il n’y a pas et il ne peut y avoir de héros, il n’y a que des hommes. »