Un livre passionnant vient de paraître, et éclaire de manière saisissante l’esprit de ces derniers temps, marquant le retour des préjugés haineux. Luigi Zola, sociologue et psychanalyste, signe un livre majeur, Paranoïa, La folie qui fait l’histoire, aux éditions des Belles Lettres. Il suffit aujourd’hui de surfer sur le Net, passer d’une page Facebook à une autre, d’un Twitter l’autre, pour s’apercevoir à quel point la pensée paranoïaque est vivace. Cette impression s’est confirmée à la lecture d’un sondage de la Fondation Jean-Jaurès, qui révèle que plus de 44% des gilets jaunes estiment qu’il y a un complot sioniste mondial. Quasiment un gilet jaune sur deux, c’est inquiétant. C’est inquiétant parce que la paranoïa est à la source de toutes les guerres. Symboliques dans un premier temps, par les mots, par des pseudo-pensées, puis réelles avec passages à l’acte. Alors voyons voir à quoi ressemble le cerveau d’un paranoïaque selon Zola.

Quelques définitions, d’abord. Selon Jung, c’est une infection psychique qui fait perdre le sens de la mesure. Affinons la définition : c’est un mécanisme psychique qui cherche les origines des maux autour de soi mais jamais en soi. Le mal, c’est les autres. Le mal, c’est les juifs qui complotent pour s’enrichir ; le mal, ce sont les bourgeois qui n’agissent que par intérêt de classe pour laisser le prolétariat dans la pauvreté ; le mal, c’est l’islam qui se prépare au « grand remplacement ». Autre définition : une forme extrême et irrationnelle de méfiance à l’égard des autres. Karl Jaspers ajoute : le paranoïaque est capable « d’une critique précise, il a une faculté de réflexion remarquable, mais cela n’empêche pas sa foi dans le contenu d’idées délirantes. » La fameuse folie raisonnante.

Quel est le profil du paranoïaque ? L’essentiel, pour lui, est de ne plus vivre dans un état d’incertitude, source d’angoisse. Le brouillage lui est anxiogène, c’est pourquoi il se sent très à l’aise dans des systèmes de pensée claustrale, comme le communisme ou le nazisme. Il niera l’histoire comme intrigue ouverte, faite d’évènements, de hasards autant que de nécessités, d’inventions, d’interactions et de jeux possibles.

Il a un problème vital irrésolu, et qu’il va déplacer en dehors de lui-même. La paranoïa consiste alors à soigner un équilibre psychique déficient, en projetant ses responsabilités sur un adversaire. Chez lui, il y a un manque d’estime de soi originel. C’est pourquoi il n’avouera jamais qu’il a tort. Il pense qu’il risque de se détruire. Ce malaise avec soi-même explique que les paranoïaques ne supportent pas la psychologie. Eux pensent soi-disant de manière objective et irréfutable. Bref, il lui faut donc au plus vite un ennemi… pour se sentir en paix. La guerre et la paix sont à ses yeux la même chose. Le paranoïaque a besoin d’un autre, à soupçonner, à envier, à haïr. Il ne peut pas vivre sans l’autre. Si l’autre n’existe plus comme ennemi, il meurt. Comme cet écrivain qui récemment dans un livre sur l’histoire de sa bêtise, appelait dans une pulsion stalinienne à la disparition des bourgeois « Je veux que tu disparaisses » (comment et par quels moyens nous ne le saurons pas mais on peut l’imaginer) mais dont en même temps il a besoin pour vivre. Il ne culpabilise pas d’appeler à un classicide. En revanche, il souhaite sa sauvegarde pour des raisons psychiques. Pour se sentir vivant. Car pour tout paranoïaque, la vitalité est une priorité. La guerre est sa vitalité. Sa vitalité est une morbidité. 

Zola évoque des figures paranoïaques. Ajax par exemple. C’est un solitaire qui n’a ni ami, ni allié, il ne cherche pas de vrais liens, il n’est pas capable d’amitié ou d’amour, car tout cela est trop complexe, trop instable, trop dangereux pour son système psychique. C’est sa mission qui l’intéresse, c’est le lointain. Le près, l’affectif, l’empathique, le quotidien l’indisposent. Il n’a que des adversaires à combattre et à abattre. Sa vie se résume à sa volonté virile. Zola décrit aussi le cerveau malade de Staline. Sa grande jouissance consiste à débusquer les arrière-pensées des uns et des autres. Il soupçonne tout le monde de mentir. Le monde est faux, seule la haine du bourgeois s’apparente à la vérité. Il rit des autres mais jamais de lui-même. Il est rusé, il fait de fausses autocritiques alors qu’il demande aux bourgeois des autocritiques poussées et toujours plus féroces et sadiques. Il ne supporte aucune critique et finit toujours par la renverser et la réutiliser contre la personne qui l’a émise. Quand il ne se sent pas persécuté, il aime se sentir tout-puissant, ce qui l’amène à éliminer ses amis et les membres de sa famille. Encore une fois, l’intimité est trop dangereuse pour son psychisme fragile. Sa solitude est comme celle d’Ajax, absolue.

Quand la paranoïa individuelle devient collective, le danger devient immense, comme vu au XXe siècle. Quel est ce processus ? Le leader paranoïaque apprend un nouvel ordonnancement intérieur à des personnes qui n’en disposent pas. Chaque membre du groupe délirant retrouve un équilibre temporaire en attribuant son déséquilibre à un autre groupe. L’ennemi à agresser est une thérapie pour eux, ce qui comme on le sait peut avoir des conséquences dramatiques.

On le comprend en finissant ce livre, la lutte contre les pseudo-pensées paranoïaques complotistes portées par les populistes est une urgence. Il faut leur dire que l’autre n’est pas définitivement l’autre. Leur dire que l’autre fait également partie de nous. Le fonctionnement de la société exige un degré de collaboration entre les différentes classes, entre les différentes communautés. Que ces populistes arrêtent de faire des procès d’intention permanents. Sinon c’est la guerre. Des millions de morts. Des génocides.