Comme le Fils d’un célèbre Père, mixte d’humain et de divin, ce Jesus-là a deux natures. En surface, un film de fait divers tristement sordide, avec tout l’écheveau des tenants et des aboutissants, toute la rosace des causes et des conséquences qui entourent un acte irréparable. Jesus, ado chilien, gueule d’ange, corps d’éphèbe à la plastique insolemment parfaite, vit sa jeunesse entre déglingue et hédonisme. Attaches familiales quasi inexistantes : pas de mère, père présent par éclipses. Journées, et nuits, d’oisiveté camée, alcoolisée avec une petite bande façon ragazzi pasoliniens juvéniles, mi-voyous, mi-gamins inconscients. Une passion : la pop synthétique, clinquante et criarde, des boys bands. Et un beau jour, une belle nuit, plutôt, dans un parc et dans un brouillard éthylique, Jesus et ses larrons rejouent le Christ aux outrages. La victime est un jeune homo. Brimades sans conséquences d’abord, puis c’est l’engrenage, humiliation, violence. Chemin de croix tragique dont Jesus entendra l’épilogue le lendemain, aux infos : leur souffre-douleur est dans le coma, à l’hôpital. Ah, et on oubliait : Jesus n’est pas une gouape hétéro-macho lambda, c’est le corps des autres garçons qui l’émeut, l’excite. C’est le genre de prémisses qui aurait pu donner lieu à un tir de barrage psycho-sociologique, à un feu roulant de considérations sur la société, la famille, l’homophobie, et la façon dont elles émoussent le sens moral, poussent au crime.
Mais voilà, Fernando Guzzoni, qui signe ici son deuxième long, se situe sur une ligne qui irait du Haneke de Benny’s Video au Gus Van Sant d’Elephant. Prenez la scène cruciale, celle du parc. Dramaturgie a minima, les gestes des uns et des autres semblent moins liés par la nécessité d’un crescendo dramatique que juxtaposés un peu aléatoirement. Comme si rien n’était écrit, comme si à chaque instant, ça pouvait s’interrompre, le film bifurquer ailleurs, Jesus et sa petite troupe passer à autre chose. Les actes se succèdent sans qu’aucun ne soit un point de bascule. Et ça vaut pour tout le film, dont les séquences s’enchaînent sans qu’aucune n’apporte d’explication décisive. Le film est ailleurs, il fore des couches souterraines, capte des courants à peine perceptibles. Regardez cette photo, à la fois léchée et trouble, où la lumière est comme attaquée, comme on dit que l’acide attaque, par les ombres. Quelque chose semble circuler dans le film, contaminer les personnages, les espaces. Quelque chose de trouble. Il faut revenir au titre et au nom du personnage, se rappeler qu’en négatif de Jésus, il y a toujours un autre nom, un autre personnage : Judas. C’est ce qui court dans le film, quelque chose comme une pulsion de trahison. Jesus aime les garçons, mais Jesus est complice d’un crime homophobe. Complice qui risque, craint un des bourreaux de cette sinistre nuit, de les trahir. Et le père, qui revient soudain sur le devant de la scène, que fera-t-il de ce fils encombrant ? Le protéger ou l’abandonner, le donner aux flics ? Comme chez Genet, le côté cérémonial baroque en moins, c’est le vertige de la trahison dans lequel s’engouffre le film. Cet abîme d’abjection qui semble attirer tous les corps et tous les esprits.