Ça commence mal. Voir le cinéma d’Emmanuel Mouret se fondre dans le XVIIIe siècle de Diderot paraît d’abord une trop grande évidence. En adaptant un récit conté par l’aubergiste dans Jacques le fataliste, et déjà porté à l’écran par Bresson dans Les Dames du bois de Boulogne, on ne peut s’empêcher de croire que ce cinéaste, habitué aux dialogues sophistiqués et classiques sur le libertinage, s’auto-caricature. Comme si Mouret singeait les joutes verbales dont son cinéma s’est toujours abreuvé avec plus ou moins de bonheur. Dans Mademoiselle de Joncquières, il suit les jeux auxquels s’adonne un couple libertin, une veuve joyeuse et un marquis jovial. Très vite, l’impression de fausseté, de mauvais cinéma rohmérien s’estompe. La légèreté apparente se teinte de nuances : la jeune veuve s’attriste de ne plus éprouver la passion de jadis pour son amant. Elle exprime sa propre déception pour mieux le faire parler et découvrir que lui aussi ne l’aime plus autant. On retrouve déjà un motif cher à Mouret : la dissimulation par le langage, les subtilités d’une langue fleurie qui camoufle la mélancolie du temps qui passe. Chez Mouret, les amoureux ont beau aimer le libertinage, ils sont les premiers à regretter l’étiolement de leurs vrais amours. C’est le moteur de leurs égarements. Econduite par le marquis, la veuve complote dès lors contre lui en lui présentant une jeune prostituée dont il s’entiche en un clin d’oeil, la croyant vertueuse et vierge. Bresson faisait vite intervenir ce personnage de pute vertueuse de mademoiselle de Joncquières dans son adaptation. Mouret, plus fidèle à Diderot, prend le parti inverse : il la rend muette et mystérieuse. Elle est une projection des fantasmes du marquis parce qu’elle ne parle pas. Le cinéaste qui, une fois n’est pas coutume, n’apparaît pas dans un de ses propres films, joue les moralistes mais ne condamne pas cette veuve machiavélique qu’on aurait trop vite fait de comparer à la Merteuil des Liaisons Dangereuses de Laclos. Il y a surtout chez Mouret un goût de la balade, du plaisir de discourir sans fin : le chemin pour parvenir à ses désirs étant toujours plus passionnant que leur assouvissement. Enfin, il faut lui reconnaître un don pour la direction d’acteurs. Ses longs plans séquences réalisés dans des jardins permettent d’observer la maestria de ses deux principaux comédiens. Choisir Edouard Baer pour camper ce libertin sincère est une telle évidence que personne avant lui n’y avait pensé. Baer est si à l’aise pour porter les dialogues de Mouret qu’il leur permet de ne jamais paraître affectés. A ceux qui doutaient encore du cinéaste, ce film est un démenti. Mais, comme Mouret pour les plus sourds de ses personnages, ne les accablons pas trop : Mademoiselle de Joncquières est aussi son meilleur film.
Discourir sans fin
Mademoiselle de Joncquières ou quand Emmanuel Mouret réinvente l'art de la conversation dans une adaptation très réussie de Diderot.