don't worryLe bilan négatif du biopic a fini par nous dégoûter du genre. Nous avons fini par oublier qu’il devrait être le genre-roi, puisque sa question implicite est la question reine. 

La question est : comment ça marche une vie ? Quels sont les ressorts de cette machine psychosociologique qu’on appelle un individu ? Dans le biopic, le personnage est un cas. John Callahan, dessinateur satirique californien des années 80-90, est un sacré cas. Sa vie hors du commun offre trois entrées à qui l’examine : alcoolisme, tétraplégie, succès artistique. Inspiré de son autobiographie, Don’t Worry les rassemble en un seul, et la narration kaléidoscopique de sa première demi-heure excelle à entremêler les périodes, alternant entre scènes de beuverie et scènes d’hôpital tout en incrustant parfois la reproduction plein écran d’un dessin authentique de Callahan. Les biopics les moins indignes ne sont pas linéaires, ils savent qu’une vie est un peu plus complexe qu’une ligne droite sereinement tendue de causes en effets.

Le prix de Don’t Worry est de brouiller le système de causalité. Une fiction pure aurait pu concevoir qu’un personnage sombre dans l’alcool par désespoir de se retrouver à vie en fauteuil, mais elle n’aurait pas osé concevoir la très réelle double peine de Callaghan, tombé dans l’alcool bien avant l’accident de bagnole qui le paralysa à vie. En somme l’un n’est pas la cause de l’autre. Toute cause unique est simpliste, comme les camarades du groupe de parole le rappellent à John lorsqu’il évoque l’abandon de sa mère comme origine de son addiction.

A vrai dire, la cause n’est pas le sujet de Gus Van Sant. On le sait depuis au moins Elephant, qui se plaisait à accumuler les motivations possibles des deux tueurs pour qu’elles s’annulent, restituant à l’événement sa pureté tragique, absurde. La spéculation sur le pourquoi est hasardeuse. Plus sain est de s’en tenir au fait brut. Le fait brut est que John est paralysé et alcoolique. Le fait est qu’il trimballe une poche d’urine et ne bande plus. Et que ce cauchemar, sauf douteux dolorisme, n’a pas de pourquoi. Le fait premier de la vie est l’arbitraire de la distribution des malheurs. Don’t Worry agrège une humanité maltraitée par le hasard, où l’on croise une obèse atteinte d’un cancer du coeur (Beth Ditto), un certain Donnie dépressif et malade du Sida (Jonah Hill), et des noirs à gencives gâtées, et des bibliothécaires moches, et des vieux usés – tout sauf des beaux hétéros blancs et sains de corps. La face obscure du vivant (qui est bien sûr pour GVS sa face lumineuse). Sous les traits de Kim Gordon (la contre-culture serait-elle le refuge des cabossés ?), une quinquagénaire éjectée de la norme par un coup de folie donne le la en prégénérique : « la vie n’est peut-être pas si intéressante que ça ».

Partant de là, partant du massacre sans cause de Columbine, ou de l’homme coupé en deux par un train dans Paranoid Park, ou de l’assassinat dégueulasse de Harvey Milk, comment sauver la vie? L’horreur étant posée, où niche la grâce ?

De la grâce, Don’t Worry décline deux acceptions.

La première, mollement laïque, balisée par « douze étapes » qui évoquent le manuel de développement personnel, tient moins de la grâce que de la guérison, de la reconstruction. On y parle la langue de la psychologie mondialisée, on s’y invite mutuellement à pardonner aux autres et à se pardonner à soi. Cette langue rassembleuse, lénifiante, édifiante, prend le dessus dans la dernière demi-heure. Elle est sans doute, comme la réglementaire photo du vrai Callahan en générique de fin, le prix à payer d’un film à audience large, comme l’hybride Gus, abritant un Van mainstream et un Sant expérimental, en commet parfois.

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