On avait apprécié, dans Année bissextile , la franchise avec laquelle Michael Rowe filmait, dans la touffeur d’un appartement mexicain, deux corps juvéniles livrés à la dévastation de leur désir. C’est par un couple entre deux âges faisant l’amour, dans la banlieue enneigée de Québec, que s’ouvre Early Winter . La caméra scrute sans complaisance leurs peaux façonnées tout autant que détruites par les expériences qui font une vie. Elle n’a, dans ses bras, plus de plaisir. Il s’en inquiète, l’étreint. Elle détourne le regard, l’oeil bas, lèvres pincées. La messe est dite.
Comment vivre sous le même toit pendant des années sans transformer le quotidien en enfer ? Que faire quand le désir déserte la vie de couple et que tout ce qui faisait le ciment d’une vie à deux se désagrège ? Si Rowe a préféré, pour son nouveau film, le Québec au Mexique, son pays d’adoption, c’est parce qu’il voulait, dit-il, explorer le plus minutieusement possible la façon dont une crise de couple peut être intensifiée par l’isolement qu’implique un hiver rigoureux.
Contraints à rester chez eux, David (Paul Doucet) et Maya (Suzanne Clément) passent le plus clair de leur temps dans un salon envahi par les assiettes sales et les jouets de leurs deux enfants en bas âge, lesquels n’ont pas de présence réelle à l’écran, si ce n’est pour témoigner qu’ils font, par le simple fait d’exister, obstacle à ce que leurs parents puissent enfin se retrouver. Mais ce qu’ils auraient alors à se dire, s’ils avaient enfin du temps pour eux, ne cherchent-ils pas sans cesse à l’éviter ? « Je hais ton tatouage » , lance, un matin, la lippe dégoûtée, David à Maya en tirant le rideau de douche pour ne plus la voir nue. « Tiens, tu t’es remis aux antidépresseurs » , lui rétorque-t-elle, plus tard, comme on ânonne « passe-moi le sel » ou « les carottes sont cuites ». Suzanne Clément interprète cette épouse passive agressive avec une conviction glaçante. En mari qui, progressivement, voit le sol de ses habitudes se fissurer sous ses pieds, mais qui a, lui aussi, ses fêlures secrètes, Paul Doucet suscite une empathie coupable. La photographie de Nicolas Canniccioni alterne entre couchers de soleil rose iridescent et intérieurs sombres, et rend plus sensible encore ce sentiment de claustration.
De plan-séquence en plan-séquence, avachie sur un canapé, en peignoir ouvert sur un jogging informe, Maya pianote sur son téléphone portable. Quand il ne s’occupe pas de ses fils, du ménage et des repas avec une patience infinie, David travaille dans un centre de soins palliatifs. C’est dans l’accompagnement des personnes en fin de vie, et auprès de ses collègues, qu’il semble trouver de rares moments de joie – les scènes tournées à l’hôpital, au chevet des mourants, sont parmi les plus réussies. C’est que, pour David, le temps s’est arrêté il y a plusieurs années. Il ne cesse d’expier une faute, tragique, que l’on découvre à mi-mots aux trois quarts du film, au détour d’une scène chez les alcooliques anonymes. Là où un scénario mainstream se serait vautré dans le mélo dégoulinant, Rowe choisit la pudeur et la retenue pour nous laisser entendre que hors film, il fut un temps où cette femme et cet homme se sont aimés et savaient jouir l’un de l’autre. Si Early Winter n’a pas la puissance d’évocation de Scènes de la vie conjugale de Bergman, son contenu profondément moral – mais jamais moralisateur – ne laissera personne indifférent. Car il nous rappelle qu’une histoire d’amour se construit à deux, tout comme elle se détruit à deux.