Les frères Taviani renouent avec la vitalité sombre du Décaméron de Boccace pour ces Contes italiens. Rencontre avec les maîtres italiens.
C’est un vieux couple, fervent et malicieux, capable encore à plus de quatre-vingts ans chacun d’attiser la sainte colère de leurs débuts contre les iniquités de tout poil, comme de s’extasier sur la toute-puissance du désir. Il y a Vittorio, mise de dandy tavelé, faconde transalpine et sourire de grand-père bonhomme; et Paolo, tout aussi loquace, qui parle avec l’intensité généreuse de la passion. En écoutant le duo fraternel, de passage à Cannes à la faveur d’un hommage aux Lumières, on plisse les yeux: malgré le dais qui coiffe la terrasse où on a retrouvé les palmés de 77 (pour Padre padrone), le soleil darde des rayons cruels.
Cruels, se dit-on, à l’image des éblouissants Contes italiens, leur dernier opus à quatre mains, qui viendront illuminer notre été cinéphile comme un astre noir. Le noir de la peste qui sévit à Florence au XIVe siècle: Paolo et Vittorio, avec un aplomb qui est l’apanage de leur éternelle jeunesse, se sont emparés d’une des pierres angulaires de la littérature de la Botte, le Décaméron de Boccace, tenaillé par l’angoisse de la contagion. Affinités électives, voire atavisme: « Pour nous, explique Paolo, c’est un état assez normal en tant que Toscans de penser à la peste, et à tous les tableaux médiévaux qui la représentent. » Mais surtout, poursuit Paolo « la mondialisation nous abreuve d’images de peste moderne: ça va des bateaux de migrants aux 45% de chˆomage de la population italienne. C’est ça la peste: on voit que les gens ne se rebellent pas. » Cruauté des temps…Puisqu’il est question de politique, on suggère l’inévitable rapprochement avec un prédécesseur de taille. « Oui, reconnaissent-ils, Le Décaméron de Pasolini est un grand film très physique, mais il est fils de son temps, et le notre est fils de notre temps ». Alors justement, pourquoi avoir pris le parti des costumes d’époques? Paolo cite Schiller, qui mettait en scène ses héros à d’autres époques que la sienne pour pouvoir parler en toute liberté.
Les deux frères ont donc ponctionné chez Boccace cinq des histoires que se racontent une poignée de jeunes gens réfugiés à la campagne, pour faire pièce à l’épidémie qui décime Florence. Une jeune femme donnée pour morte est ramenée à la vie par un soupirant transi; un idiot, victime d’une « practical joke » particulièrement retorse, se révèlera plus ignoble que ses persécuteurs; un père éperdument possessif se venge de l’amant de sa fille ; une nonne cède aux élancements de la chair avant de comparaˆitre devant son abbesse, qui n’est pas le dragon de vertu supposé ; et enfin, un amant impécunieux immole son unique ami, la prunelle de ses yeux – son faucon – à la femme qu’il aime. Rythme alerte comme une comédie shakespearienne, surface voluptueuse des images comme infusées au soleil de Toscane : le film est une tenture de luxe – tirée sur un fond de ténèbres.
Il y a chez les Taviani, sous l’apparat opulent des costumes d’époque, un don pour faire surgir le fonds opaque où macèrent des forces de vie aveugles, qui débordent l’humanité – cousines proches de ces forces vitales qu’Artaud baptisait de « cruelles ». C’est sans doute une des plus belles séquences du film. Première histoire. La jeune femme, Catalina, repose comme une gisante dans une chapelle de campagne. On est dans le monde minéral, pétrifié, de la vie gelée. L’homme qui l’aime a suivi sa dépouille; l’embrasse; délace son corsage; insinue sa main sous l’étoffe. Nécrophilie? Co¨it cadavérique plus à sa place chez les geeks fauchés d’une série Z? Rien de tout cela. Chez les Taviani, on écoute autant qu’on regarde. Et ici, ce qui frappe les tympans, c’est une percussion régulière, une pulsation assourdie qui envahit l’espace sonore. Celui d’un coeur, l’organe vital de Catalina, qui bat jusqu’à en emplir toute l’image, toute la salle. En quelques plans et une bande-son, les Taviani ont mis à nu la puissance obstinée de la vie, cet irrépressible battement pendulaire de métronome qui s’entˆete, envers et contre tout. Comme un élan irrésistible, primitif, qui défie la mort. La vie qui persiste sous la mort, c’est aussi l’élan persistant du désir, de la libido. « On a voulu cultiver le cˆoté souterrain de la sexualité, confirme Paolo, faire en sorte qu’elle ne soit pas immédiatement visible ». Mais surtout, poursuit-il, « c’est l’amour qui permet de dépasser la mort ».
Amour peut-ˆetre, reste que le film est une succession de dispositifs narratifs cruels, d’exquises petites machineries perverses. Ainsi, l’histoire de l’idiot, Calandrino (Kim Rossi Stuart, odieux à plaisir) : persuadé par des mauvais plaisants de jouir du privilège de l’invisibilité, il en fait un usage pervers, satisfaisant les élans les plus bas, les passions les plus viles. LesTaviani dénouent victime et innocence. Le pauvre type est aussi un sale type, le faible est une petite brute en puissance. Le personnage de Calandrino, qu’ils ont passablement retravaillé à partir de Boccace, « est, expliquent-t-il, un petit-bourgeois italien tout à fait banal, et qui révèle tout la noirceur de son ˆame dès qu’il croit ˆetre invisible. » Dès lors, c’est le spectateur qui devient le jouet d’une cruauté insidieuse . Ses confortables automatismes moraux s’effritent, il est contraint de regarder en face une vérité pas spécialement agréable : la victime ne mérite pas toujours sa compassion. Et que dire du vieux duc Tancredi (troisième histoire) qui, assoupi dans le « coin aux confidences », cette alcˆove où il retrouvait sa fille pour de tendres moments de communion, se réveille pour observer, contraint et forcé, dissimulé derrière les rideaux, les ébats de sa fille chérie et de son amant? La cruauté devient la résultante de jeux de regards, d’une configuration spatiale et visuelle (l’alcˆove comme poste d’observation), encore renforcée par le travail de peintre des deux frères, qui jouent par exemple, au fil de cette séquence, sur l’écarlate et le noir, échos magnifiés, stylisés, du sang et de l’ombre qui noie l’ˆame de Tancredi. Regards et couleurs, soit la matière première du cinéma. Comme pour suggérer qu’à force de dévoiler ce que nous cachons, il est lui aussi, fondamentalement, cruauté.
Contes italiens, Paolo et Vittorio Taviani, sortie le 10 juin