Tout a commencé parce que les grands romans russes ont plusieurs tomes. En choisir un, c’était en avoir deux. Anna Karénine. Guerre et paix. J’allais à la librairie choisir mes livres et je prenais un air embarassé ? « je voudrais celui-ci, mais il y a deux volumes ». Personne n’était dupe et je repartais avec mes livres et mon bonheur sous le bras. Et je regardais Dostoïevski, dans la bibliothèque de mes parents, leurs pages jaunies de livre de poche des années soixante à la fin des années quatre-vingt, en sachant qu’ils m’attendaient.

Les romans russes coulaient comme un sang épais. J’étais une enfant de la guerre froide expirante, des derniers athlètes soviétiques, de Sergueï Bubka et de ses six mètres sautés à la perche, de Michka, l’ours des Jeux Olympiques de Moscou en 1980, de PIF Gadget et du Parti Communiste Français. Et de Georges Marchais, avec ses accents et ses mensonges éhontés, qui a gagné une place dans mes affections. S’il osait un « Taisez-vous Elkabbach », toutes les insolences étaient possibles. Il était l’URSS en France, il défendait le bloc de l’est, le rideau de fer, toute cette terra incognita, comme un fruit défendu dans les medias occidentaux et dans un regard d’enfant. La guerre des étoiles, la une de Libération, après les décès de Tchernenko, en fin d’année : « L’URSS vous présente ses meilleurs vieux ». Le mur est parti en même temps que mon enfance. Il en reste le regret de ne pas avoir vécu au temps de l’illusion, d’être née trop tard pour ce messianisme qui n’a pas tardé à faire tomber son masque et ses hommes. C’est un espoir dépécé par ses trahisons qui m’a accompagnée.

J’en conserve les photos sur mes cahiers d’histoire, Lenine grimé pour revenir de Finlande, le wagon plombé qui l’a fait revenir d’Europe, les procès de Moscou, Sakharov et la chienne Raïssa envoyée dans l’espace, l’excitation des premiers cours de russe, de l’alphabet cyrillique dont les mystères se dénudent, des poèmes d’Akhmatova. Ils sont comme des confidents, des proches, ces poètes. L’hôtel d’Angleterre, quoique reconstruit, en face de Saint-Isaac ne sera jamais qu’un objet de détestation, l’endroit où Essenine s’est pendu, se pend à chaque fois que je passe devant. Aujourd’hui, les appartements-musées à Saint-Petersbourg sont aménagés comme s’ils s’étaient absentés quelques instants seulement. La pendule de Dostoïevski a été arrêtée par sa fille à l’heure de sa mort. Mais les gants d’Akhmatova sont là, et elle ne tardera pas à revenir. Tout comme Essenine. L’histoire russe, ses poètes assassinés, ses héros et ses hommes superflus ont la force d’un présent sans fin.

Je me souviens d’Une Saga Moscovite de Vassili Axionov, un millier de pages lu en trois jours ? ou plutôt en soixante-douze heures et peu de sommeil. C’était un mois de juin lumineux et je laissais à d’autres le jour et la nuit. A eux, leur nuit. De cette nuit, Luba Jurgenson parle si bien, si douloureusement bien. Elle a traduit Chalamov, Leonid Guirchovitch et Andrei Koroliov , a écrit L’expérience concentrationnaire est-elle indicible ? Sa voix est douce, comme tous ceux dont la vie a poncé les rugosités et qui restent face à eux, à leur foi, à leurs passions. Le mystère de la littérature comme une foi impossible. Comme l’URSS. Comme la Russie.

Luba raconte comment les gens faisaient la queue devant des librairies closes, toute une nuit, car, au petit matin, avait dit la rumeur, une édition complète de Dostoïevski serait mise en vente, en tirage limité. Elle raconte que les gens souscrivaient à des éditions sur des années. Elle raconte aussi que certaines de ces collections sur souscription sont incomplètes car ses parents et elles ont dû partir. C’était en 1975. Ils n’ont pas attendu tous les volumes. Cela ressemble à la littérature russe ? des volumes innombrables et des collections incomplètes. Nos conversations auraient pu être sans fin – Transfuge accueille pour part, dans ces pages, les mots de Luba. Ils ont migré de coeur en pages et de pages en lèvres. Comme une prière. Comme un merci. Pour ceux qui ont écrit de leur vie ces lignes qui tracent les nôtres. Pour ne pas oublier. « Il est des époques qui affirment qu’elles se moquent de l’homme, qu’on doit l’utiliser comme une brique, du ciment, qu’on doit construire avec et non pour lui. L’homme est la mesure de l’architecture sociale. Il arrive qu’elle lui devienne hostile et fasse de son humiliation, de son anéantissement l’instrument de sa propre grandeur », écrit Mandelstam dans L’Humanisme et les arts (publié en France dans La Quatrième prose), évoquant les bâtisseurs de pyramide et invitant à la défiance face au monumental.. « Là où il n’y a pas d’homme, efforce-toi d’en être un », disait le sage Hillel au temps de la Bible. Ils sont rares, ceux qui l’ont été, pour nous montrer que l’humanité décharnée peut encore témoigner. C’est à eux qu’appartiennent ces pages et nos reconnaissances.