pixarVice Versa de Pete Docter

Raconter la naissance de la complexité émotionnelle au sortir de la petite enfance. Montrer la mort de l’enfance à la façon d’une screwball comedy. Décrire sous la forme d’une aventure débridée et extraordinaire quelques avancées en termes de sciences cognitives. Raconter en couleurs la façon dont la tristesse est consubstantielle de la joie. La manière dont elle vous constitue et vous sauve. Non, vous ne rêvez pas : telle est l’ambition folle, démesurée et accomplie du dernier film d’animation des studios Pixar : Vice Versa. Avant qu’on ne m’arrête, ne m’enferme dans l’asile le plus proche, que Damien Aubel de Transfuge ne me laisse plus jamais aller voir aucun autre film à Cannes, il faut dire ici, écrire combien Vice Versa est sans aucun doute l’une des oeuvres les plus inventives présentées sur la Croisette. A la sortie, une seule conversation passionnait les festivaliers ivres de caféine, les yeux encore rougis: comment un tel film, même si d’animation, même si pour les enfants, même si produit par Disney, avait pu être ainsi écarté de la Compétition ? On s’en étonne nous mêmes. On s’en attriste. Et puis en fin de compte, on s’en fout un peu : tant Vice Versa n’a besoin de personne, ni de rien, d’aucun Prix pour être grand. Comme les plus grandes comédies classiques du cinéma américain – entendez ceux de Lubitsch, de Wilder, de Hawks, le film s’impose de lui-même dès les premières secondes avec une rare évidence.

 

Mieux encore, Pixar donne un coup de fouet à l’animation, propulsant ses grandes problématiques très loin en avant, démêlant le schmilblick sur le problème du réalisme et de l’abstraction. Pixar tente un coup qui déjà était en gestation dans quelques films antérieurs : traduire en dessins et de façon prosaïque des sentiments abstraits. Ici cinq émotions (la peur, la joie, la tristesse, le dégoût et la colère) s’associent dans la boite cranienne pour tenter de contrôler une petite fille de onze ans traumatisée par un récent déménagement dans une grande ville. La joie convole à la tristesse pour dérober dans le subconscient de la fillette une image traumatique de la petite enfance et la forcer ainsi à se réveiller. Des ouvriers trient les souvenirs à conserver pour constituer une mémoire sélective. Si la transcription graphique est astucieuse, les dialogues sont dignes des plus grands.

 

Voyez : qui à part eux oserait écrire cette ligne qui aujourd’hui doit faire crever de jalousie Woody Allen: « Attention, nous allons être transformés en allégories ». Phrase que prononce la joie qui est venue se faufiler dans le tunnel dit « raccourci des idées abstraites ». Dans quel film, même des Marx Brothers ou de Joe Dante, oserait-t-on tourner en ridicule et mettre à égalité les théories freudiennes et des jingles publicitaires qui polluent vos neurones ? Pixar tire avec panache sur toutes les entreprises de formatage de la pensée. Pixar atomise le manichéisme en décrivant la façon dont les émotions se conjuguent entre elles. Pixar caricature le tournage des films industriels hollywoodiens en les présentant comme des assemblages d’idées toutes faites. Pixar se paye au passage le luxe de se moquer de leurs rivaux de chez Dreamworks en faisant du monde imaginaire de leur jeune héroïne, rebaptisé Dreamland, un parc d’attractions obsolète, qui invente à la chaine des amoureux transis tous semblables, pareils à des clones ou à des figurines cheap. Dans ce film produit par Disney, ils osent même – sacrilège – brûler le château de la Belle Au Bois Dormant. Pixar fait du passage de l’enfant à l’adolescence une aventure grandiose et bouleversante de bout en bout. Dans ce monde mental, seul celui de l’imaginaire paraît décevant. Et pour cause : il pâtit de la comparaison avec celui inventé par Pete Docter et son équipe. Car Vive Versa est tout simplement au-delà de toute imagination. C’est une entreprise jamais vue, jamais rêvée dans aucun autre film  si bien qu’à coté de cette oeuvre habile, complexe et mentale la plupart des autres films à Cannes paraissent bien mesquins et étriqués.