Herzliya, une bourgade à deux encablures de Tel Aviv. Un jeune homme, juché sur l’échafaudage de l’entreprise de BTP paternelle, se fait tancer par son père, poigne de fer sous des dehors débonnaires. Motif : il se plonge dans la littérature, passe-temps oiseux, rentabilité nulle. Julien Sorel 2.0, relooké sauce israélienne ? Il pourrait y avoir de ça, mais Asher n’est pas Julien, plutôt de ces gamins trop vite montés en graine, pour qui l’expression « situation d’échec scolaire » semble avoir été inventée.
Autre piste : dans sa classe pour « cas » (dissipation maximale, attention nulle), Asher et sa petite bande indocile sont couvés par le prof de lettres Rami. Humanisme, passion, persévérance : Rami est de ces figures quasi oblatives d’initiateur à la littérature. Un messie de la culture, persuadé qu’on peut, et doit, faire étudier Antigone, version Euripide, à son auditoire a priori peu sensible aux joies des stichomythies et des dilemmes politico-familiaux d’il y a deux millénaires. Nouveau modèle : Le Cercle des poètes disparus, version prolo, avec pour horizon la rédemption pour la littérature. Ca semble fonctionner au début. Asher potasse, sue autant des neurones que des muscles sur les chantiers de son père. L’effet-miroir de la biographie renforce le parallèle : Asher, c’est aussi le prénom de l’acteur, qui joue un rôle inspiré de sa propre vie, lui qui fut l’élève du réalisateur, Matan Yair, alors que celui-ci était prof. Nouvelle impasse, toutefois. Alors que le film semblait rouler paisiblement sur les rails de son édifiante histoire, voici que le scénario escamote Rami. Suicide. Disparition du prof dévoué, désarroi des ouailles, perplexité du spectateur. Et intelligence de Matan Yair, qui parvient à situer son film en-dehors des terrains balisés de nos attentes.
Il faut revenir à Antigone, à la tragédie plus exactement. Se rappeler que, fille d’OEdipe, femme de Jason ou Hercule délirant, c’est toujours la même histoire : comment se faire une place ? Quel endroit trouver pour un corps indésirable ? Indésirable parce que souillé chez les Grecs et les Latins, parce qu’inapte, chez Asher, tant il est agité, débordant d’une vie impatiente, hyperactif diraient les psys, à s’intégrer à l’espace normé d’une classe, d’un lycée. Et quelle place trouver pour sa propre langue, elle-même hyperactive, tchatcheuse et truculente, au sein des discours sociaux, eux aussi normés, obéissant à des règles policées, qui ont cours dans l’enceinte de l’établissement ? Même question lorsqu’il s’agit d’Asher et son père. Quelle place pour le corps du jeune homme au repos, à l’étude, alors que le chantier exige l’effort physique ? Et comment faire accepter ces mots qui attirent Asher, les mots de la littérature, alors que le père ne jure que par une seule langue, celle des chiffres qui s’étalent sur les billets de banque ? Voilà ce que raconte le film et Asher est parfait pour porter ce récit, ces questions et ces tourments : tantôt bouillonnant de vitalité, tantôt ivre de colère, sa grande carcasse gauche est un corps toujours étranger, inadapté, littéralement déplacé. Mais Asher, le comédien, a, lui, trouvé sa place. Celle, justement d’un futur grand acteur.