On avait déjà une idée assez précise de ce qui, depuis le début, meut le cinéma de James Gray, de ce qui le travaille, de ce qui le brûle, de ce qui l’obsède. D’autant que lui-même s’en est expliqué : « il n’y a que deux histoires à raconter dans le monde, la première c’est le parcours d’un étranger qui s’en va de chez lui. La seconde c’est le parcours d’un étranger qui retourne chez lui ». Oui, toujours nous partons chercher ailleurs ce que nous ne sommes pas parvenus à trouver où nous sommes. Et, oui, toujours nous revenons car il est du destin de l’ailleurs, une fois exploré, de devenir un « ici ». Et c’est alors l’ici (le pays, le home) qui devient un « ailleurs » pour lequel nous commençons à nourrir une poignante nostalgie. Mais une chose est nouvelle avec Ad Astra : ces deux histoires (L’Iliade et L’Odyssée en somme) que Gray avait toujours narrées plus ou moins séparément, sont aujourd’hui contées ensemble, intimement articulées. Le film embarque le spectateur avec l’astronaute Roy McBride qui quitte la terre pour Neptune où il est envoyé en mission secrète rechercher son père – Cliff McBride – que tout le monde croyait mort, son fils le premier, mais dont les scientifiques ont désormais de solides raisons de penser qu’il est encore en vie. Une fois celui-ci retrouvé, quelque part aux confins du système solaire, Roy essaiera de retourner sur notre planète.
D’abord une base aérienne, puis la Lune, puis Mars… Hanté par le souvenir de l’échec de son couple, voilà donc Roy qui « s’en va de chez lui. » Soulagé de partir car, c’est lui qui l’avoue, il a toujours cherché à fuir ses semblables. Voici en effet un homme qui ne supporte pas le contact, qui ne tolère pas d’être touché, et qui a toujours – littéralement – cherché à sortir des espaces partagés avec les autres. Et lorsqu’il s’adresse à eux – à son épouse, à son père, à ses collègues – c’est rarement de visu mais plutôt par l’intermédiaire d’écrans de toutes sortes. Pour lui, partir c’est donc assumer sa solitude. Mieux : c’est la revendiquer, c’est désirer s’enfoncer en elle afin de pleinement la conquérir. Voilà pourquoi Ad Astra filme la solitude comme un vertige dans lequel on est tenté de s’abîmer, comme un trou noir qui nous aimante. Grâce au mixage, Gray plonge son personnage principal dans une espèce d’apnée sonore où tous les bruits font entendre l’abyssal silence qui les entoure. Roy se meut dans un espace évidé où dominent les lignes, dans de profondes catacombes où les couleurs sont obscurcies, les teintes assourdies, le spectre visuel réduit. Accompagné par la musique répétitive et voilée de Max Richer, aidé par le jeu tout en retenue de Brad Pitt, le film, plutôt que de tracer un itinéraire (narratif et esthétique) linéaire, dessine des spirales qui font mesurer l’immensité de la solitude humaine. Pas de doute : Ad Astra est un traité de la solitude.
Mais Roy découvrira ce que finissent toujours par comprendre les personnages de James Gray : la solitude est un mirage. Si parfois nous la désirons si ardemment en effet, c’est que nous espérons, qu’en elle, délivrés de toute interférence extérieure, nous parviendrons à pleinement coïncider avec nous-mêmes. Mais Roy peu à peu va se rendre compte de ceci : la solitude ne me rapproche pas de moi-même, au contraire elle me rend extérieur à moi-même. Pourquoi ? Eh bien parce que dans la solitude je me regarde être seul. À travers les hublots des navettes spatiales, à travers les parois de son casque, l’astronaute scrute le spectacle de son isolement plus qu’il n’atteint à la vérité de son for intérieur. Il lui faudra donc sortir de cette impasse. C’est la deuxième partie de notre histoire : « le parcours d’un étranger qui rentre chez lui ». Ici Gray met en scène le mouvement par lequel – afin de rejoindre le monde et les autres – une conscience essaie de s’affranchir de la prison du solipsisme. En cela – et bien que le film dialogue ouvertement avec d’autres metteurs en scène (Kubrick et 2001, Coppola et Apocalypse Now, Villeneuve et Premier contact, Cuaron et Gravity) – Ad Astra a de nets accents malickiens. D’autant plus qu’ici, comme dans l’oeuvre de Malick, rien ne garantit que l’élan d’une âme pour faire éclater l’étouffant périmètre qui la circonscrit soit couronné de succès. Certes Roy finit par accepter la main que lui tendent d’autres hommes, certes il cherche désormais à être touché par ses semblables, certes il décide de lier son existence à celle d’un autre être humain, certes il retrouve l’aimée dans un bar, mais à l’écran le visage de celle-ci reste lointain et flou. Rien ne certifie que Roy ne sera pas de nouveau, un jour, happé par la tentation de l’introspection.
Comme si souvent dans l’oeuvre de Gray, pour qu’un homme puisse résoudre le dialogue qu’il a noué avec sa propre solitude il est nécessaire qu’il rencontre son père. Si parfois nous nous sentons si seuls en effet c’est d’abord parce que nous sommes prisonniers de modèles parentaux (le père de Roy est un héros). Et que notre famille, en nous enchaînant aux valeurs qu’elle a instituées, nous empêche – consciemment ou pas – de nous ouvrir aux autres. Mais je crois qu’Ad Astra afin d’expliquer notre isolement, avance aussi une autre hypothèse. Cette hypothèse, la voici : les pères, en essayant de protéger leurs fils de la conscience aiguë qu’ils ont de la solitude, échouent à leur transmettre ce qu’ils savent. Ici un tel savoir acquiert même une dimension cosmique puisque Cliff ne découvre rien de moins que ceci : il n’existe pas d’intelligence extraterrestre dans l’univers ; les êtres humains sont – littéralement – seuls au monde. Mais Cliff ne se résoudra pas à partager sereinement une telle révélation avec Roy… Si donc nous connaissons si intimement la solitude, c’est parce que nous sommes des fils, c’est parce que nous sommes des pères et, qu’en tant que fils, en tant que pères, nous avons fait l’expérience d’un dialogue (celui entre un père et son fils précisément) à jamais inachevé, un dialogue qui en somme nous enseigne la nature incomplète de tout dialogue.
D’une splendeur et d’une tristesse diamantines, Ad Astra réalise l’aphorisme de René Char : « c’est quand tu es ivre de chagrin que tu n’as plus du chagrin que le cristal ».
De James Gray, avec Brad Pitt, Tommy Lee Jones, Donald Sutherland, Liv Tyler…,