Une chapelle. Une cérémonie mortuaire. Une femme debout (la longue silhouette de héronmélancolique de Jeanne Balibar). Elle parle du défunt. Le mort, c’est Rey, son ex (joué, vivant, ou lorsqu’il réapparaîtra fantomatiquement, par un Mathieu Amalric qui réussit sans effets de manche une étonnante synthèse entre l’éternel ado, la virilité cuir-moto, et la fêlure mélancolique). Contrechamp : l’assistance écoutant le discours funèbre. Une jeune femme sort son portable. Le fait, délibérément, sonner. C’est Julia (Laura Roy), celle qui vivait avec Rey au moment de sa mort. La séquence est comme une miniature du film : des mondes clos (le rituel d’une cérémonie de deuil, un couple), puis une brèche par quoi s’engouffre autre chose : ici, la comédie dans la tragédie, une autre femme au sein du couple défunt-ex éplorée.
A jamais est un film de failles et d’interstices. Il y a ce scénario à l’os (signé par l’actrice-ovni, cette Julia Roy, présence irradiante, qui se paie le luxe d’adapter The Body Artist de Don DeLillo), désencombré des boulets psycho-socio, réduit à une trame austèrement simple, entrecoupée d’ellipses. Laura rencontre Rey. Coup de foudre. Installation du couple dans une vieille bâtisse au Portugal. Vie au quotidien : il tente d’écrire un scénario. Meurt. Cassure, fêlure narrative. Deuxième partie du film : Laura en recluse dans cette grande baraque, étonnamment architecturée, percée d’arcades à l’intérieur, comme un nouvel avatar de la vieille image des palais de la mémoire, pleins de perspectives et de recoins. La mémoire de Laura, justement, est hantée par le disparu qu’elle entend, voit se matérialiser, allant jusqu’à se travestir, à devenir celui qu’elle a perdu. Entrée des fantômes, comme si une porte s’était ouverte : les souvenirs s’infiltrent dans le présent, celui-ci est poreux au passé.
Déchirure dans le voile du temps. On pourrait relever exhaustivement toutes les occurrences de ce motif de l’ouverture, souligner par exemple la présence de la mer, frontière mouvante ouverte sur les lointains, mais le film n’est pas seulement la déclinaison, à tous les niveaux (narratif, visuel, symbolique), d’une figure. Benoît Jacquot sait qu’au cinéma la seule ouverture qui vaille, c’est celle dans laquelle tombe le spectateur. A l’image de ces séquences scandant le film, où Amalric fonce la nuit sur sa moto, comme happé par les tunnels routiers qu’il traverse. Engagement maximal du spectateur : la lumière avec sa nébulosité crépusculaire, est un prolongement de la salle ; l’attente fataliste de l’accident dessèche la bouche, fait battre le coeur un peu plus vite. On y est. On est passés de l’autre côté de l’écran, par on ne sait quelle déchirure. Jamais la vieille expression « rentrer dans un film » n’aura été aussi juste.