À l’occasion de la création française de Orgia, opéra créé en 2023 à Bilbao, le compositeur Hèctor Parra revient sur sa passion de ce texte rare de Pasolini.

Hèctor Parra. © Amandine Lauriol

Cette pièce vous obsède depuis longtemps puisqu’avant même d’en faire un opéra, elle vous avait déjà inspiré deux compositions. D’où vient votre intérêt pour cette œuvre ?

À la lecture, j’ai été littéralement ébloui. J’ai aussitôt pensé en faire un opéra, seulement à l’époque je n’avais pas les droits, n’étant pas encore entré en contact avec Graziella Chiarcossi, la nièce et l’héritière de Pasolini. C’est pour ça que j’ai écrit Orgia-irrisorio alito d’aria pour orchestre baroque et orchestre contemporain qui en une demi-heure traverse toute la pièce de Pasolini et où je me réfère à la Passion selon Saint-Jean de Bach. Parce qu’il y a cette dimension christique dans Orgia. L’Homme qui, habillé en femme, se suicide par pendaison au début et à la fin – il s’agit d’une pièce palindrome –, c’est le Christ d’une certaine façon. Pasolini donne beaucoup de pistes dans ce sens. Il n’était pas catholique, mais un des ses héros était Jésus. Toujours avec à l’esprit le désir de créer cet opéra, j’ai composé un quatuor à cordes Un concertino di angeli qui correspond à l’épisode 4 d’Orgia.

Vous avez confié l’écriture du livret à Calixto Bieto qui signe aussi la mise en scène de l’opéra et avec qui vous aviez déjà travaillé notamment pour l’adaptation du roman Les Bienveillantes de Jonathan Littell. Vous n’avez pas été tenté d’écrire vous-même le livret ?

Je suis compositeur pas dramaturge, même si dans ma musique il y a beaucoup de dramaturgie. J’avais d’ailleurs écrit ma propre version, mais je gardais trop de texte. Calixto est plus à l’aise dans ce genre d’exercice et je sentais que sa vision de la pièce allait me projeter au-delà de ma propre vision, au-delà de moi-même pour écrire la musique. Il a gardé la structure, avec le prologue et les six épisodes et conformément à la demande de Graziella Chiarcossi, il n’y a pas un mot dans le livret qui ne soit pas de Pasolini.

Il y a quelque chose d’implacable dans l’écriture de la pièce, qui est à la fois d’une grande économie et terriblement évocatrice…

Oui, c’est la langue italienne poussée à son maximum de densité, une langue cristalline. De toutes les pièces de Pasolini, Orgia m’a semblé la seule que l’on puisse transformer en opéra, parce que sa langue y est la plus lyrique. Ce qui frappe dans Orgia, c’est qu’on est chez soi en ville, dans une maison ordinaire, petite bourgeoise. Et dans ce décor familier, dans la chambre à coucher, dans le lit conjugal même, ce qui se passe est abyssal. Il y a les rapports sadomasochistes entre l’Homme et la Femme, bien sûr, mais le vrai sujet, c’est comment en tant qu’humains nous créons des limites pour survivre dans un monde qui nous angoisse. C’est de là que vient leur nostalgie d’un monde préindustriel en communion avec la nature. Orgia est aussi une critique extrêmement lucide du néo fascisme qui survit non comme violence immédiatement physique, mais dans le consumérisme déchaîné qui fait des individus des zombies.

La pièce met en scène une violence extrême, scandaleuse, perturbante. Comment voyez-vous cette violence ?

C’est une pièce dérangeante incontestablement et qui a fait scandale. Le deuxième épisode est d’une violence terrible, mais qui n’est pas représentée. Pasolini dit la violence, mais ne la montre pas, comme dans la tragédie grecque. Ce qui trouble c’est la combinaison de la plus grande cruauté avec la plus grande tendresse et beauté. Le tragique est la seule façon qu’ont trouvée cet homme et cette femme pour accéder à la vérité au plus profond d’eux-mêmes. La pièce est un mystère parce qu’elle expose un traumatisme sans offrir de solution. Pasolini l’a écrite en 1966, mais il n’a pas cessé de la retoucher jusqu’à la fin de sa vie.

Orgia, d’après Pier Paolo Pasolini, musique Hèctor Parra, mise en scène Calixto Bieto, Ensemble Intercontemporain, direction musicale Pierre Bleuse, le 22 novembre à la Philharmonie de Paris.