C’est un vrai chef-d’œuvre qui se joue actuellement sous la baguette de Louis Langrée : Iphigénie en Tauride de Christoph Willibald Gluck, mis en scène par Wajdi Mouawad et superbement interprété.

La tragédie grecque ne nous raconte qu’une seule chose : la fin de l’âge archaïque. Or l’entrée dans la civilisation telle qu’on la conçoit aujourd’hui a été marquée par un fait : la fin du sacrifice. Comment raconter ce changement de mœurs ? Euripide s’y est consacré à sa manière, que Gluck réinvente à l’âge des Lumières. Le compositeur allemand ose signer avec Iphigénie en Tauride un opéra sur le sacrifice humain, dans la musique dramatique et virtuose qui est la sienne. Et ce, en donnant naissance à un personnage de femme assez unique dans l’opéra : Iphigénie, prêtresse sacrificatrice, femme de sang et de religion, vivant hors des hommes, hors de la famille. A ceux qui chercheraient des personnages de femmes hors-norme, cette Iphigénie en est un. Tamara Bounazou qui l’incarne sur scène lui confère, à sa manière au départ un peu raide et rauque puis qui se délie, une barbarie mélancolique assez frappante.

  Il est rare de conjuguer à ce point le lumineux émerveillement de la musique, et la réflexion spirituelle du tragique. C’est ce que tente cette production, menée dans la fosse par Louis Langrée, et sur scène par Wajdi Mouawad. Rencontre riche entre le chef d’orchestre si familier de cette tragédie lyrique en français et le metteur en scène par excellence de la tragédie grecque. Mouawad fait preuve ici de pédagogie nous permettant d’entrer par un prologue ajouté à l’opéra dans cette histoire méconnue d’Iphigénie sauvée du sacrifice et envoyée en Tauride, pour devenir la prêtresse d’Athéna et perpétuer ses sacrifices humains. Dans un geste saisissant, il nous apprend que la Tauride n’est autre que la Crimée d’aujourd’hui, et que la guerre aujourd’hui encore sévit dans cette région envahie par les Russes. En touches délicates, et par quelques idées intéressantes, comme ce tableau innervé du sang des soldats ukrainiens, Mouawad dessine un arc de cercle entre la guerre de Troie et la guerre en Ukraine. Mais tout cela, sans déborder sur la musique de Gluck, qui est sans nul doute l’affaire majeure de cette production.

Car avant toute chose, il faut vous parler du plaisir qu’a pris la salle, pendant un peu plus de deux heures, à écouter cette musique d’une finesse et d’une fluidité constantes, que l’orchestre de Louis Langrée a joué avec une jouissive justesse, alternant une langueur et un allant imparables. À la fin du spectacle, les musiciens et le chef furent les plus applaudis. Le public était simplement ravi de découvrir ou redécouvrir cet opéra créé en 1779 à la demande de Marie-Antoinette qui vouait une fameuse affection à Gluck. L’œuvre illustre la manière dont le compositeur allemand a été « le grand réformateur de l’opéra » comme le précise Louis Langrée dans le programme. Car offrant à l’orchestre et au chœur une vigueur dramatique hors-norme, Gluck permet à l’émotion brute de régner tout du long. Elle est particulièrement frappante dans les scènes de solistes et chœurs, comme le bouleversant «  je n’ai plus de parents » à la fin de l’acte II, chanté par Iphigénie et magnifiquement porté par le chœur. Mais on retiendra aussi les très beaux airs d’Oreste et Pylade, échoués en Tauride et y retrouvant pour le premier sa sœur, interprétés par Theo Hoffman et Philippe Talbot. Rarement l’amitié entre deux hommes, ou peut-être  l’amour se demande-t-on par instants, a été si justement chantée que dans la scène 1 de l’acte II. Les deux chanteurs alternent finesse et tendresse pour se dire leurs sentiments masculins, sur cette scène où le sang triomphe.

La fin est offerte à Iphigénie et aux chœurs qui finissent par faire corps avec le lyrisme de la musique que l’arrivée d’Athéna au dernier acte couronne. Cette Iphigénie en Tauride laisse le public aussi songeur, qu’heureux.

Iphigénie en Tauride, C.W. Gluck, direction musicale Louis Langrée, mise en scène Wajdi Mouawad, Opéra comique, jusqu’au 12 novembre. Plus d’infos sur www.opera-comique.com.