Amadoca d’après Sofia Andrukhovych et I’m Fine de Tatiana Frolova, à Lyon sont deux spectacles qui évoquent les questions brûlantes de l’identité et de la survie sur fond d’agression russe contre l’Ukraine.
Il s’appelle Bohdan. C’est en tout cas ce que pense celle qui l’a retrouvé dans un centre de réhabilitation pour blessés de guerre à Kyiv. Défiguré, elle l’a identifié, dit-elle, à ses lèvres. Dans le spectacle que met en scène Jules Audry, adapté du roman Amadoca de Sofia Andrukhovych, on le découvre comme enfermé en lui-même dans la pénombre d’une chambre grise. Son monologue halluciné purement mental évoque l’image d’un noyé pris dans un tourbillon dont on ne sait s’il l’entraîne vers la surface ou vers le fond. Il a perdu la mémoire. Romane, celle qui est venu le chercher, dit être son épouse. Mais il ne la reconnait pas. Grâce à son soutien, il revient peu à peu à la vie. Retrouve l’usage du langage. Mais les souvenirs dont lui parle Romane lui sont étrangers.
Traumatisé, l’esprit embrumé par les médicaments, sa mémoire ne revient pas. Il a oublié cette image d’une femme âgée qu’il avait prise en photo autrefois. Elle avait perdu la tête. « L’oubli l’avait rendue heureuse, l’avait libérée d’un fardeau », dit Romane. Dans le cas de Bohdan, c’est le contraire. Admirablement interprété par Alexandra Gentil et Yuri Zavalnyouk (qui s’exprime en ukrainien), leur couple repose avant tout sur la foi inébranlable de celle qui est convaincue d’avoir retrouvé celui qu’elle aime, malgré certains détails, les vêtements de son époux sont trop grands par exemple, qui suggèrent une autre possibilité. Qui est vraiment celui qu’on appelle Bohdan ? Un homme reconnait en lui un de ses camarades d’école de Marioupol, ce qui ne correspond pas à l’histoire du vrai Bohdan. En nouant à travers les errances de ses deux héros la question de la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine, mais aussi celle de la langue et de la mémoire de tout un pays, cette pièce énigmatique suscite un intérêt croissant, parfaitement géré par la mise en scène de Jules Audry. Jusqu’à la fin qui donne bougrement envie d’en savoir plus. Une seconde partie intitulée Amadoca, Partie 2 « Impénétrable », devrait nous en apprendre plus. Elle sera créée à Kyiv en 2026 en attendant sa venue en France.

Hasard du calendrier, au même moment où était joué cette création au Théâtre National Populaire de Villeurbanne, le théâtre des Célestins de Lyon présentait I’m Fine, spectacle de Tatiana Frolova où les questions de la mémoire et de la guerre contre l’Ukraine jouent un rôle central, mais aussi celle de l’exil et de la survie loin des siens et de son pays natal. Ici chaque acteur parle à la première personne, même si cela signifie quand c’est nécessaire de faire appel parfois à Dostoïevski ou Andreï Tarkovski. En poursuivant l’aventure du Théâtre KnAM fondé il y a trente-sept ans à Komsomolsk-sur-Amour, Tatiana Frolova et les acteurs de la compagnie désormais basés à Lyon non seulement n’ont rien perdu de ce qui fait la qualité poétique et profondément humaine de ce théâtre unique en son genre, mais ils témoignent de façon poignante de leurs capacités de survie. En montrant des photos d’opposants russes emprisonnés et torturés parce qu’ils sont contre la guerre. En s’interrogeant sur eux-mêmes et leur présence si loin de leur pays d’origine. En rêvant et en mettant en scène leurs rêves. Avec toujours des échappées pleines d’humour et des images émouvantes. Le sol à un moment jonché de pommes de terre rappelle l’importance de ce tubercule, principal aliment de la population russe. Mais les pommes de terre ce sont aussi les racines. Racines qui transplantées peuvent donner des fleurs, comme c’est le cas avec ce spectacle infiniment touchant.
Amadoca, d’après Sofia Andrukhovych, mise en scène Jules Audry, du 11 au 24 octobre au Théâtre National Populaire, Villeurbanne.
I’m Fine, de et par Tatiana Frolova, Théâtre KnAM du 14 au 25 octobre au théâtre Les Célestins, Lyon. Puis les 6 et 7 novembre à la Maison de la Culture de Bourges ; du 26 au 28 novembre à la Comédie de Valence.