Au TGP de Saint-Denis, Julie Deliquet réunit un chœur de femmes pour faire entendre les voix enfouies des combattantes soviétiques, d’après le livre de Svetlana Alexievitch, La guerre n’a pas un visage de femme.

Elles entrent en silence, une à une. Leur démarche est légère, pourtant l’air se densifie autour d’elles. Dans un appartement communautaire où s’entassent vêtements et journaux, elles s’installent timidement. Svetlana Alexievitch (Blanche Ripoche) les rejoint. C’est elle qui les a réunies dans ce lieu, refuge pour celles que l’Histoire soviétique a isolées, rejetées. Elle les accueille, instaure la confiance, et les invite à parler. Peu à peu, surgit leur guerre à elles. Une guerre vécue au plus près des combats, mais effacée des récits. Des milliers de femmes ont pourtant combattu pour la mère patrie, dans la boue, dans la peur, avec une foi rude et muette. Julie Deliquet adapte La Guerre n’a pas un visage de femme de Svetlana Alexievitch, lauréate du prix Nobel de littérature en 2015. Elle ne reconstitue rien, ne cherche pas à reproduire littéralement l’ouvrage. Elle fait apparaître en images ces voix de combattantes. Ce qui s’élève, c’est une parole arrachée à l’oubli, un souffle partagé, fragile et puissant.

Photo : Christophe Raynaud de Lage

Elles sont neuf – dix si on compte Svetlana, l’accoucheuse d’histoires, de destins tragiques, humains, bouleversants. Non pas actrices au sens classique, mais passeuses de mémoire. Elles habitent les récits de celles qui furent infirmières, tireuses d’élite, sapeuses ou brancardières, sans les incarner. La fiction recule pour laisser place à une présence nue. Leur travail est d’une précision invisible. Chaque voix existe sans prendre le pas sur les autres.

La mise en scène ne suit aucun fil narratif. Elle avance par blocs d’expérience, qui s’opposent parfois, ou se prolongent. Chaque soir s’invente un rythme nouveau. Ce qui relie les interprètes, ce n’est pas un texte figé, mais une attention constante, un partage vibrant, des fragments de texte qui se répondent. Les mots viennent de loin. Certains peinent à sortir. D’autres éclatent en rires nerveux ou s’enlisent dans un silence impossible à éviter. Le spectacle ne se regarde pas. Il se reçoit.  Les gestes restent retenus. Une main posée, un pas hésitant, un regard suspendu suffisent à dire l’indicible. Ces récits n’ont jamais été faits pour être partagés. Ils ont été portés, puis enfouis. Mais ce soir, elles ne sont plus seules. Le chœur qu’elles forment ne se contente pas d’additionner des témoignages. Il laisse entendre la fatigue, la honte, la lucidité, la colère, mais aussi l’humour et cette force paradoxale des femmes effacées. Impossible de ne pas entendre, dans cette mémoire, les échos du présent. L’Ukraine, bien sûr, mais aussi toutes celles qui, aujourd’hui encore, résistent, soignent, fuient ou combattent sans que leur voix ne soit entendue. Ce théâtre ne cherche pas à donner de leçon. Il produit un électrochoc intime. Il nous parle au présent. Julie Deliquet signe ici un théâtre de la mémoire vivante. Il refuse la solennité et exige l’écoute. Un geste rare, humble et profondément nécessaire.

La guerre n’a pas un visage de femme de Svetlana Alexievtich, adaptation et mise en scène de. Julie Deliquet, au Théâtre Gérard Philipe,centre dramatique national de Saint-Denis, du 24 septembre au 17 octobre 2025,  puis en tournée à partir de janvier 2026.