Barrie Kosky met en scène le chef-d’œuvre de Stephen Sondheim à Strasbourg, avec Natalie Dessay et Scott Hendricks en parfait couple de tueurs en série.

Imaginez un instant le Barbier de Séville revu par Jack l’éventreur. Les nuances et le rythme d’une opérette, emportée dans les rivières sanguinaires et grotesques d’un film d’horreur des années 70. Vous aurez alors un avant-goût du charme de Sweeney Todd. Nul hasard que Stephen Sondheim, resté notamment dans l’histoire de Broadway pour avoir écrit les lyrics de West Side Story, soit l’auteur de cette comédie musicale à la musique ample et sophistiquée, et à la théâtralité d’une finesse constante. Inspirée d’une pièce de Christopher Bond, Sweeney Todd repose sur l’humour noir, et la rage sociale si justement retranscrite dans la littérature anglaise moderne et contemporaine, mais avec le sens du spectacle et les tableaux de Broadway, que Sondheim maîtrise à la perfection. Ainsi, la scène d’ouverture, qui voit l’ensemble des solistes et choristes apparaître sur scène, dans une chanson qui deviendra le leitmotiv de la Comédie musicale, ici entonnée dans une polyphonie délicate, et au gré d’une chorégraphie millimétrée, donne le ton de Sweeney Todd. Que nous est-il narré ? Le récit d’une vengeance qui ne connaîtra aucune limite, et qui est à la fois celle d’un homme, et de « ceux d’en bas », tels qu’ils sont désignés dans le spectacle, et qu’ils apparaissent grâce au chœur, tout au long de la pièce.

Dessay, comique hors-pair

Ainsi, Todd, alias Benjamin Barker, autrefois barbier à Londres, revient dans la ville pour se venger, après avoir perdu sa femme, sa fille, et quinze ans de sa vie au bagne en Australie. Deux coupables : un homme de main et surtout un juge qui, abusant de son pouvoir, a violé la femme du barbier, et a adopté sa fille. Pour parvenir à sa vengeance, Barker va se réinventer sous une autre identité, devenant Todd, barbier à Flynn Street, et surtout pourvoyeur de viande masculine à Mrs Lovett, restauratrice sans scrupule, qui face au prix de la viande, est prête à fourrer ses « meat pies » de chair humaine. Tout y est de Dickens et d’Allan Edgar Poe : la misère des quartiers pauvres de Londres, au bord de la famine dans ce que l’on pourrait supposer être le début du siècle dernier, tel que les photos en noir et blanc suspendues en fond de scène le laissent supposer, et la folie sanguinaire d’un homme et d’une femme, qui perdent le sens humain, dans une machinerie diabolique qui pourrait les entraîner vers leur propre fin. Pour incarner ce couple grotesque, deux chanteurs exceptionnels : Natalie Dessay et Scott Hendricks. La première, qui amorce avec Sweeney Todds, ce qu’elle entamait il y a quelques mois avec Gypsy à la Philharmonie, révèle là un talent comique hors-pair. La « sorcière » telle qu’elle est désignée dans le spectacle, nous est offerte en tablier et cheveux gris, harpie rongée par la solitude et la pauvreté, et prête à tout pour mettre la main sur un homme. Elle évoluera tout au long du spectacle, devenant à la fin une parvenue en robe de strass rose, dont la cruauté s’épanouit au gré d’un jeu outrancier extrêmement drôle, et des variations de voix qui nous rappellent la technicienne qu’est Dessay. Aux côtés de ce vrai personnage de comédie noire, le ténor américain Scott Hendricks livre sa puissance et sa rage, dans un face-à-face qui musicalement, et théâtralement, ne perd jamais sa verve. Et à voir ces deux interprètes prendre un tel plaisir à jouer, on se demande si la mise en scène n’aurait pas pu pousser un peu plus le curseur de l’humour noir, demeurant dans les clous de la comédie musicale et de ses codes. À l’exception de la fin, qui, un instant, nous glace et permet à Barrie Kosky sa scène la plus forte. Et fait de ce Sweeney Todd sur nos scènes françaises, une heureuse rareté.

Sweeney Todd, de Stephen Sondheim, direction musicale Bassem Akiki, mise en scène Barrie Kosky, Opéra du Rhin, jusqu’au 6 juillet. Plus d’infos sur www.Operadurhin.com