Un spectacle de danse, de musique, et de réalité virtuelle d’une ambition folle, voilà ce qu’est l’Ombre, signée Blanca Li et Edith Canat de Chizy qui vient d’ouvrir ManiFeste à l’Ircam.
Dans l’ombre des choses se cachent d’insoupçonnables univers. C’est ce que révèle le spectacle de la chorégraphe Blanca Li et de la compositrice Edith Canat de Chizy, L’Ombre, œuvre en « réalité augmentée » qui a marqué hier l’ouverture du festival ManiFeste. Si nous avions entendu parler du projet, vu Le Bal de Paris, précédente incursion en réalité virtuelle de Blanca Li à Chaillot il y a deux ans, connu la musique lancinante et sophistiquée d’Edith Canat de Chizy, rien ne préparait à un tel spectacle chorégraphique, visuel, musical. Rien ne laissait soupçonner une telle ampleur dans la création des univers proposés, conçus par Vincent Chazal et Arthur Uzan,. En moins d’une heure, casques sur la tête, et déambulant dans la salle de projection de l’Ircam, nous avons suivi les danseurs des toits de Paris à une cérémonie faustienne, sommes passés d’une variation sur les films noirs muets à une virée dans un ciel peuplé de créatures mi-anges, mi-robots, d’une féerie géométrique à une cérémonie rituelle catholique. Et ce, grâce à un art du décor, une finesse dans la reproduction de certains lieux ou de certains styles : ainsi avons-nous été bringuebalés d’une angoisse à la Murnau, à un ravissement à la Magritte, d’une étrangeté à la Xenakis à une cérémonie gothique. Riche paradoxe : nous étions dans un univers à maints égards classique dans ses références, mais révolutionnaire dans sa technique. Autre grande réussite de ce spectacle, la manière dont le spectateur est entretenu dans l’illusion, entre réel et virtuel. Car L’Ombre joue sur trois dimensions : la présence de danseurs qui par instants soufflent, crient pour nous rappeler leur vie physique tout comme le musicien, batteur qui fait vivre la musique, les décors virtuels qui fluctuent autour de nous donnant naissance à autant de créatures, animales, humaines ou oniriques qui dansent elles aussi, et les projections qui s’ajoutent à tout cela. Au centre, le spectateur. Il perd peu à peu sens de sa propre présence, et de celle des autres, se retrouvant dans cet univers, qui est comme à lui seul offert. Oscillant entre vertige et fascination, il avance d’un côté à l’autre de la salle de projection, pour suivre les pérégrinations de ce savant, héros du conte d’Andersen dont est tiré le spectacle, qui voit son ombre devenir sa maîtresse et sa rivale, créature sans âme qui guide sa vie. À mi-chemin de Frankenstein et de Peter Schlemihl, ce conte donne à penser sur les questions engendrées par l’Intelligence artificielle dans le monde d’aujourd’hui : à quel moment nous abandonnons-nous à une technique qui nous rend esclaves ? Quelle est la nature du pacte faustien que nous nouons avec l’IA ? Le spectateur, déambulant dans la salle au gré des images, ne peut que sentir au plus près de lui-même la réalité de ces questions. Or, et c’est là que ce spectacle est fascinant, L’Ombre utilise les ressources virtuelles pour produire une pensée sur les enjeux et les dangers de l’Intelligence artificielle. Car il ne s’agit pas seulement de s’enthousiasmer sur la virtuosité de l’ensemble, mais aussi de percevoir le trouble de la fin, qui voit les danseurs s’ébattre sous une pluie de couteaux, et un étrange enterrement s’organiser dans la salle, dans une ambiance soudain proche d’une Angelica Liddell. Blanca Li, qui garde de ses origines espagnoles cet imaginaire catholique baroque, nous replace là dans une peur ancestrale, celle de la fin de l’homme, de son unicité de créature unique et mortelle. Le spectateur ressort de ce spectacle, longtemps interpellé par ce qui lui a été donné à voir.
L’Ombre, Blanca Li, Edith Canat de Chizy, Ircam, dans le cadre du festival ManiFeste, jusqu’au 8 juin.