Superbe création du Grand Théâtre de Genève, le Stabat Mater de Pergolèse, permet à Roméo Castellucci, et les chanteurs Barbara Hannigan et Jakub Jozef Orlinski de suspendre le temps à Saint-Pierre.
Par Oriane Jeancourt Galignani
Castellucci est un metteur en scène de cathédrale, il en a le goût du mystère et l’attirance constante vers le ciel. En créant le Stabat Mater de Pergolèse dans la cathédrale de Saint-Pierre à Genève, il n’a pas dérogé à cette ligne de son travail depuis plus de trente ans : allier l’abstraction d’une pensée en mouvement, et la rigueur fixe, au millimètre près, de tableaux humains et sacrés. Il faut dire que Saint-Pierre, édifice gothique qui fut aussi l’église de Calvin et des iconoclastes, s’offrait on ne peut mieux à l’imaginaire abstrait et caravagien de Castellucci. A ce goût de la violence et au mysticisme qui traversent chacune de ses créations. Ici il avance dans le lieu de la douleur, puisqu’il s’agit du Stabat Mater Dolorosa, de la musique de la souffrance de la mère du Christ, au pied de la croix. Et à cela s’ajoute- comment ne pas y penser à chaque instant ?- la douleur du jeune Pergolèse, le génie de Naples atteint de tuberculose, disparu à 26 ans en 1736, l’année même où il compose ce Stabat Mater que Bach, quelque temps après sa mort, rendra mondialement célèbre. Castellucci est donc en pays connu : son dernier Bérénice n’était pas autre chose que l’élégie d’une femme abandonnée, souffrant jusqu’à la folie. Et à Aix il y a six ans, lorsqu’il présenta Le Requiem de Mozart, il s’attelait déjà une œuvre testamentaire d’un jeune compositeur luttant avec la mort. Comment faire entendre l’urgence de la fin palpable au sein de l’œuvre ? Il semblerait que ce soit la question centrale de Castellucci aujourd’hui.
Ici, aucun déchainement de souffrance. En préambule, le public sourit même, lorsqu’il est accueilli par des musiciens en tenue militaire de camouflage s’apprêtant à jouer, sur des instruments peints en vert, les Quattro Pezzi per orchestra de Giacinto Selsi, œuvre habitée qui place l’esprit du spectateur dans une transe légère. On retrouvera Scelsi à la fin du spectacle dans ses Three latin prayers, qui agissent comme des murmures enfantins, des voix de la disparition, pour un public transformé par ce qu’il vient de voir. Car entre les deux, il y eut l’avènement du Stabat Mater. Sur une scène de tréteaux, au milieu de l’église, le long de l’abside, un groupe habillé tout de noir, en calvinistes du XVIIe siècle, entame une chorégraphie silencieuse qui donne naissance aux deux chanteurs, la soprano Barbara Hannigan et le contre-ténor Jakub Jozef Orlinski. Les deux s’enlaceront, se soutiendront, se sépareront, dans cette traversée de la douleur humaine. Adepte de la liturgie, Castellucci reprend dans son spectacle les séquences du Stabat Mater traditionnel : le glaive, la crucifixion…
Les deux interprètes que l’on ne présente plus, sont ici dans leur duo, dans une complétude tenue jusqu’au bout. S’il est dit que Pergolèse a voulu ce Stabat Mater pour deux castrats, la sensulaité d’Orlinski et la profondeur d’Hannigan se rejoignent dans leur chant, sans jamais s’empêcher l’un, l’autre. Ainsi verra-t-on même Orlinski traverser le corps d’Hannigan de longues perches qui sont autant de lances dans le corps de la mater dolorosa, alors qu’elle chante. Autour d’eux, des enfants habillés de manière sévère apparaissent et disparaissent. Lors d’un tableau saisissant, les enfants, assis en bord de scène, reçoivent chacun le corps de bois du Christ, comme détaché de la croix, en jeunes pietas dans un tableau inouï. On se souvient du Primo Occidio de Castellucci à Garnier il y a sept ans, et le mystère de ce groupe d’enfants déjà associé à la musique baroque italienne entourant Caïn sur scène, guidant les êtres vers la miséricorde. L’enfance, chez le metteur en scène et plasticien, devient symbole d’éternité, mais aussi dernier accès au sacré. Mais il fait aussi un pas de côté dans ce spectacle, car les costumes des chanteurs, leurs mouvements et la manière finale dont la nef est traversée par des mouvements de torche, nous invite aussi à percevoir la tragédie intérieure de la prédestination. Celle-là même qui fut prêchée par Calvin dans cette cathédrale. Et dans cette succession de tableaux incarnés par les chanteurs, surgit l’émotion retrouvée de la musique sacrée.
Stabat Mater, Giovanni Battista Pergolesi / Giocanto Scelsi, par Romeo Castellucci, Grand Théâtre de Genève, Cathédrale Saint-Pierre, jusqu’au 18 mai.