Romancier, éditeur (Séguier, Le Cherche Midi), Jean Le Gall n’est pas seulement un homme du livre. C’est un homme des livres. Tour d’horizon de ses horizons littéraires, depuis le Gers.

La caméra furète. Explore l’espace. Rayonnages. Cartons. Que le maître de céans, qui me fait faire le tour du propriétaire de son refuge gersois à distance et par écran interposé, va, dans les prochains jours s’employer à déballer. Et dont le contenu ira grossir ce qui (nouveau mouvement de la caméra, qui nous a laissés entrevoir le tapis d’une verdure bucolique et les vignes de l’Armagnac au fond, avant de poursuivre son inspection à l’intérieur) constitue une muraille déjà fort honorable d’ouvrages installés sur les étagères.
Jean Le Gall – hôte impeccable, chaleureux et obligeant, même à l’état dématérialisé – me résume à grands traits le petit roman vrai qui, ces derniers jours, a chamboulé cette « bibliothèque idéale » où, loin de Paris, il vient, hebdomadairement, retrouver ces « amis » choisis que sont les livres. Dégât des eaux, travaux, retard, d’où la physionomie du lieu. Et je me dis que semblable infortune aurait pu arriver au pauvre Nicola Palumbo, le protagoniste des Dernières nouvelles de Rome et de l’existence, le nouveau roman de Jean Le Gall. Mais contrairement à son personnage, Le Gall, lui, ne perd jamais la plus précieuse des facultés : le discernement.
La preuve, il suffit d’écouter (et de regarder) Le Gall faire défiler les noms d’écrivains lorsque je lui pose, innocemment, à propos des Dernières nouvelles… une question sur La Conscience de Zeno (« Tout le monde qualifiait Svevo de Proust italien, commente-t-il, et ce n’est pas du tout ça. Mais il y a un Proust dans chaque pays ! »). Le voici qui, illico, s’empresse de consulter les S, à la recherche de Svevo : « ah non, je ne l’ai pas là… Ce qui est la preuve qu’on me pique mes livres, ce qui arrive souvent… ». Mais il persévère : « Attendez… Sartre, Salter, Sagan, Sachs, Saer, Raphaël Sorin, Stevenson, Suarès… Tiens, la bio de Stendhal par Léon Blum… Ah ça y est, je l’ai ». Et il sort la version en poche. « C’est drôle ! Ce roman, je l’ai acheté parce que je m’étais trouvé à table avec un ancien Premier ministre, Alain Juppé, qui était alors au creux de la vague. Et il m’a dit que c’était le plus beau roman qu’il avait lu. »
Après la lettre (« S », donc, en l’espèce), les chiffres. Les romans – « entre 60 et 70 % » – l’emportent dans sa bibliothèque, mais les mémoires d’auteurs, les journaux littéraires (« j’adore ça ») occupent aussi une belle place. Dites « journaux littéraires » à Jean Le Gall, et dans les secondes qui suivent, un nom vient : Matthieu Galey. « J’ai démarré mon roman L’Île introuvable à partir de son journal. C’est un chef-d’œuvre. On y trouve tout : l’absence de pudeur requise par l’exercice même du journal, de la littérature partout. Pas tant le décor de son métier littéraire, ou les citations, ou les gens qu’il croise. C’est son rapport à la vie qui est littéraire. À partir du moment où il est frappé par la maladie et qu’il sait qu’il va y passer, il a devant cette échéance ce que j’appelle une dignité littéraire. Il n’est pas en boule sous sa couette, il est à sa machine à écrire. »

Mathieu Galey atteste si besoin était la sûreté des choix littéraires de Jean Le Gall. Ce qui ne l’empêche pas de confesser son goût pour les « livres un peu farces, un peu spectaculaires, originaux, des livres qui intéressent l’éditeur ». Et de me citer Martin Monestier et son ouvrage sur les excréments, pâture idéale pour la « curiosité », dont on sent qu’elle est un des moteurs qui l’anime et une source vive de ses joies. Curiosité qui s’élargit à un de nos sens auquel on ne songe pas spontanément lorsqu’il s’agit de lecture : « un bon texte s’écoute davantage qu’il ne se lit avec les yeux. L’oreille est essentielle pour lire. »
Ces considérations acoustiques nous mènent à parler de rythme et de brièveté. D’où la conversation en vient aux Hussards : « je les aime beaucoup, car ils voulaient, à un moment de l’histoire de la littérature française, la débarrasser des pesanteurs de l’engagement. On n’est pas là, disaient-ils, pour lever le poing, mais pour sortir du merdier politique, pour s’offrir un dégagement. » Mais aussitôt – le discernement, on vous disait ! – d’établir des distinguos : « Blondin ne fonctionne pas par phrases courtes, Nimier est plus un pamphlétaire qu’un romancier… » Tout en me parlant, la caméra et ses doigts effleurent les dos des livres : « Nimier est là, évidemment, Neuhoff, beaucoup de Paul Morand… Lewis et Irène, par exemple, du Déon… »
Vivre et penser comme Frédéric Berthet
J’en reviens aux Dernière nouvelles de Rome…, à l’acuité, au tranchant intellectuel, qui signalent le livre, et je hasarde une question sur les moralistes français. La réponse fuse : « Je les ai tous ! Ils sont plutôt dans mes cartons. J’ai aussi du Cioran, ce n’est jamais loin. » Pécherais-je par excès de sérieux avec mes questions (j’allais parler du fragment, de la pensée ramassée, etc.) ? Toujours est-il que Jean Le Gall semble prendre un malin et communicatif plaisir, un court instant, à suivre le fil de la lettre C de ses rayonnages : Jean Cau, Céline, Cervantès, Chesterton (« tiens, commente-t-il, lui aussi, dans le genre « pensée mordante » »). Et il arrive ainsi à « quelqu’un qui était un moraliste de gauche, mais qui, après, a été détesté par la gauche, il faut absolument lire ça : Vivre et penser comme des porcs, de Gilles Châtelet. J’ai mon exemplaire de poche, qui voyage avec moi depuis vingt ans. »
Glissement du C au B. « Là, vous voyez, je suis devant un de mes maîtres, Frédéric Berthet. » Et, justement, à propos des lettres que s’envoie à lui-même le Nicola de Dernières nouvelles…, Jean Le Gall me parle des petites notes de Paris-Berry. Il poursuit, scandant discrètement mais nettement sa phrase : « Berthet m’a transmis une sorte d’humour anglais, que j’adore perpétuer. » Saut au D, il me sort un livre, « Vous connaissez ? », je déchiffre le nom, et confesse, un peu honteux : « Bernard Delvaille… pas du tout. » Le Gall a les trois tomes du journal de celui qui « tenait un peu de Berthet ».
De ce que j’appellerais l’« esprit Berthet », nous passons, par des détours qu’il serait trop long ici de retracer, à Jacques Rivière. Bouffée de ferveur : « c’est génial ! Vous avez vu son attachement au Grand Meaulnes ? Le Grand Meaulnes, c’est un texte décisif pour moi. Si on veut bien y prêter attention, il renferme énormément des possibilités de la littérature. Il y a même le fantastique. Au gamin de seize ans et au mec de quarante-cinq ans aujourd’hui, le roman laisse une impression qui est toujours la même : est-ce que j’ai rêvé, est-ce que je n’ai pas rêvé ? Il y a tout dans Le Grand Meaulnes ! » Jean Le Gall lecteur, c’est cette combinaison, si rare, de l’analyse précise qui met dans le mille, et de l’emportement passionné.
Jean Le Gall, Dernières nouvelles de Rome et de l’existence, Gallimard, 192p., 20€