A découvrir, Giuditta à l’Opéra National du Rhin, superbe comédie douce-amère signée Franz Lehar, ici donnée en français.

Chez les clowns vient toujours le désir d’être pris au sérieux. On sait qu’Offenbach lutta toute sa vie pour casser son image d’amuseur et qu’il aura gain de cause, post mortem, avec ses Contes d’Hoffmann. Le cas de Franz Lehar est un peu différent, car il ne quêtait pas la validation de ses pairs. Toutefois, apprenant que Giuditta va être créé à l’Opéra de Vienne, il met les petits plats dans les grands. Nous sommes en 1934, voilà trente ans que le monde entier siffle La Veuve Joyeuse, Lehar est un fringant sexagénaire et il doit prouver qu’il est à la hauteur d’un théâtre où d’aucuns -comme Richard Strauss- le voient arriver avec méfiance. Et cela donne Giuditta, « comédie en musique » créée le 20 janvier 1934, avec battage médiatique et retransmission en direct sur 120 radios ! Depuis, l’œuvre est passée aux oubliettes et les mélomanes sont retournés aux gambades Belle-Époque de la Lustige Witwe ; c’est donc avec gourmandise qu’on est allé à Strasbourg pour découvrir la résurrection d’une épiphanie musicale qui n’avait pas survécu à l’Anschluss.

Premier verdict : la musique est très belle. On sent que Lehar l’a mitonnée comme s’il préparait un examen, mettant en valeur toute la palette de son inspiration, pour ne décevoir ni ses séides ni ses censeurs. La partition est d’une orchestration rutilante, parfois colossale, créant un contraste avec l’œuvre elle-même, laquelle campe à la croisée des genres. Disons que nous sommes dans une comédie douce-amère avec un dispositif wagnérien, sinon puccinien. Les amours contrariées de la danseuse Giuditta et du légionnaire Octavio, dans la méditerranée coloniale de l’entre-deux-guerres, sont une suite de tableaux, à la manière d’une revue de music-hall ; les airs y sont très puissants, souvent brefs, faits pour générer les applaudissements, comme un collier de climax. Les interprètes doivent pouvoir passer sans transition d’un dialogue théâtral sautillant à des airs d’une difficulté redoutable. Et c’est là toute la complexité de cette œuvre de circonstance, pensée par Lehar pour son ténor fétiche (Richard Tauber) et conçue pour une génération d’artiste qui avaient le sens du théâtre et des gosiers d’acier.   

Ce permanent contraste, ces constantes ruptures de ton et de style, Pierre-André Weiss s’efforce d’en faire un atout en plaçant l’action dans l’univers du cirque. On se dit pourtant qu’une œuvre aussi composite aurait gagné à bénéficier d’une mise en scène plus sèche, moins baroque. Le plateau est constamment occupé par une foultitude de personnages et d’actions qui abondent au point de s’annuler parfois.

Les chanteurs font ce qu’ils peuvent mais le costume est trop grand. La soprano Melody Louledjian possède la plastique et le charme vénéneux de Giuditta, mais sa voix peine à se frayer un chemin à travers la houle de l’orchestre. Si l’Octavio du ténor Thomas Bettinger est plus audible, c’est hélas au détriment de l’émission et de la justesse. Les personnages secondaires sont quant à eux souvent réduits à des pantins, mais Nicolas Rivenq, dans des rôles souvent parlés, parvient à trouver autorité et présence.

Dans la fosse, l’autrichien Thomas Rösner semble très heureux d’être là, et les meilleurs moments sont ces interludes orchestraux où le chef n’a plus à se brider pour laisser couler une musique gouleyante, charmeuse, savante, irrésistible.

Se pose alors la vraie question : puisqu’on se trouve à l’opéra du Rhin et que cette œuvre est bien plus qu’une opérette, pourquoi en avoir monté la version française ? Désolé, mais rien ne vaut une bonne v.o.

Giuditta, Franz Lehar, direction musicale Thomas Rösner, Mise en scène Pierre-André Weitz, Opéra du Rhin, jusqu’à 3 juin. www.operanationaldurhin.eu