Rencontre avec Frank Madlener, directeur de l’Ircam, qui nous brosse les grandes lignes de ManiFeste, festival de musique et d’arts scéniques, résolument tourné vers l’avenir, de la musique et au-delà.
Comment définiriez-vous le festival ManiFeste 2025 ?
Je partirai de L’Ombre, spectacle de Bianca Li qui ouvrira le festival et qui en traduit l’esprit. L’Ombre est un conte d’Andersen, l’histoire d’un savant qui perd la maîtrise de son ombre, on retrouve bien sûr l’inquiétude contemporaine sur l’IA, dont se sont emparées la compositrice Edith Canat de Chizy et la chorégraphe Bianca Li dans un dispositif de réalité augmentée : on sera plongés dans cette histoire, entre danse live et réalité virtuelle. Je dirais que le fil conducteur du festival, c’est la narrativité, qu’elle passe par les images, le récit, ou la musique elle-même. Nous sommes dans une exploration d’un langage. Car oui, l’intrigue existe dans la musique, il y a quelque-chose qui nous retient, et nous accroche. C’est ce qu’imagine Bianca Li, mais aussi Heiner Goebbels dans Everything that happened and would happen…
Parlez-nous de cette création d’Heiner Goebbels qui est vraiment un compositeur de l’histoire, non ?
Oui, il offre là une histoire du XXe siècle, assez catastrophique, et en même temps, c’est une histoire de l’anodin. Par exemple, il utilise le programme ‘no comment » d’Euronews, qui fait défiler des images, sans commentaire. On peut y voir les manifestations à Honk Kong, les émeutes en France, les catastrophes naturelles…Il est aussi parti du livre de Patrick Ourednik, Une brève histoire du XXe siècle, pour donner une sorte de montage qui parle de ce siècle, dans ses aspects les plus angoissants, et les détails les plus insolites. Ce que réussit Heiner Gobbels, qui sera à la Grande Halle de la Villette, c’est d’utiliser toute la scène comme espace de projections de ses visions. Dans la même veine, nous reprenons Espèces d’espaces fondé sur le texte de Perec, et dont se saisit Philippe Hurel, de manière virtuose. L’idée revient tout au long du festival : l’avenir ne s’écrit pas, mais se raconte, et s’entend.
On retrouve aussi dans le festival des compositeurs du patrimoine musical contemporain, comme Xenakis ou Luciano Berio…
Oui, on reconstitue le Polytope de Xenakis au Centquatre cinquante ans après sa création. L’idée du Festival est de s’adosser à des œuvres qui sont hors-temps. De la même manière, on pourra entendre à la toute fin du festival, les Folk Songs de Berio, car on célèbre beaucoup le centenaire de Boulez, mais moins celui de Luciano Berio, qui est né la même année.
Ces chants se donneront avec une création de Diana Soh, compositrice singapourienne, qui offrira elle aussi ses chansons folk. Ces Folk Songs de Berio sont prodigieuses elles partent des musiques populaires de Sardaigne, de Sicile, d’Azerbaïdjan, mais avec d’autres arrangements pour orchestre. Diana Soh utilise elle des chants singapouriens. C’est une caractéristique de notre festival du printemps à Paris, que de pouvoir se confronter à des œuvres extrêmement fortes de la modernité. Que ce soit pour les créations ou les œuvres emblématiques comme celles-ci, nous avons décidé de prolonger les durées de représentation, nous allons jouer quarante fois L’Ombre, une semaine Le Polytope, pour que les œuvres puissent être vues par le plus grand monde.
Vous allez participer bien sûr au centenaire de Pierre Boulez puisqu’il fut le fondateur de l’Ircam, en proposant Anthèmes 2, des extraits d’Explosante-fixe…Quel est pour vous son héritage ?
Ce qui me frappe le plus, ce sont deux choses : il a toujours eu une idée fixe de ce qu’est la musique et en même temps, il avait le sens de la contingence, et de l’histoire. Il croyait à la capacité d’évoluer, et ça c’est pour moi le plus bel héritage. Je crois qu’à l’Ircam, nous ne sommes fidèles qu’à la première vision de Boulez : l’idée qu’entre artistes, scientifiques et ingénieurs, il y a quelque-chose à faire ensemble. Tout le reste s’est transformé, et n’a plus rien à voir avec l’époque de Boulez. C’est le principe d’une institution, elle doit échapper à son créateur.
ManiFeste, Ircam, du 23 mai au 28 juin, plus d’infos sur www.manifeste.ircam.fr