C’est une version oubliée du Faust de Gounod qui est présentée aujourd’hui à l’Opéra de Lille, la première mouture résolument théâtrale. Superbement mise en scène par Denis Podalydès et dirigée par Louis Langrée.
Amoureux du Faust de Gounod, insurgez-vous ! Voilà plus d’un siècle et demi qu’on vous blouse ! Cet opéra, parmi les plus joués au monde, est une seconde mouture entièrement refondue par Gounod, pour s’inscrire dans le cadre très corseté de l’Opéra de Paris, en 1869. Dix ans plus tôt, c’est un tout autre Faust que proposaient le compositeur et ses librettistes, au Théâtre Lyrique. Un Faust bien plus proche de Goethe ; un Faust moins spectaculaire, moins emphatique, plus lisible et théâtral, avec ses dialogues parlés. Et c’est la passionnante découverte de cet « Urfaust » que nous propose l’opéra de Lille, avant qu’il ne rallie l’Opéra comique, à la fin juin. De prime abord, on est à la fois intrigué, charmé et frustré. Le mélomane qui connaît bien son Faust joue au « jeu des 7 erreurs » et ne peut s’empêcher de comparer : ici, pas de « ronde du veau d’or », pas de chœur « gloire immortelle de nos aïeux », pas de ballet. En revanche : de nombreuses scènes de genre, plus intimistes, plus délicates, qui offrent une plus grande fluidité à la continuité théâtrale. Car c’est là le prix de cette version : on y est au théâtre. Et c’est bien ainsi que l’a monté Denis Podalydès, homme de scène s’il en est. Son Faust est un drame bourgeois, aux personnages de chair et de sang. Avec ses complices Eric Ruf (décors intelligents et élégants) et Christian Lacroix (de beaux costumes sobres et presque funèbres) il tourne le dos aux diableries mirlitonnantes et nous offre une chronique villageoise, un Faust à visage humain. Ce qui est bien plus délicat qu’un tour en train fantôme !
Pour un tel projet, qui ne souffre pas les imprécisions, il faut des chanteurs-acteurs en adéquation avec leurs personnages. Il faut surtout de l’homogénéité, un esprit d’équipe, et non des ego qui tirent la couverture. Pari réussi, car l’équilibre fonctionne. Julien Dran offre sa jeunesse et son éclat à un Faust viril mais torturé. Cette version « complète » nous permet d’approfondir les personnages de Siebel, Dame Marthe et Valentin, généralement réduits à deux airs : Juliette Mey, Marie Lenormand et Lionel Lhote les défendent avec talent. On apprendra à la fin de la représentation que Vannina Santini est montée sur scène avec la gorge prise (une allergie à un produit cosmétique, deux jours plus tôt). Elle a passé la soirée sur un fil, tendue comme un arc, mais cela n’a pas altéré sa Marguerite très femme, très intense, loin des habituelles oies blanches. Et sa maîtrise, alors qu’elle souffrait le martyre , force le respect. Chapeau l’artiste ! Pas de Faust sans Mephisto, et celui de Jérôme Boutillier était impeccable. À rebours des histrions grimaçants, il nous propose un démon matois, charmeur, manipulateur ; une sorte de pervers narcissique qui passe avec une souplesse gourmande des airs chantés aux scènes dialoguées. La fluidité était le maître mot de cette soirée, dont l’autre alchimiste est bien sûr Louis Langrée. Amoureux de cette musique qu’il défend avec une passion sincère, le chef en écoute chaque note, joue de ses contrastes sans jamais appuyer, met en valeur jusqu’à ses balourdises pour les rendre attachantes. Sans jamais céder au goût du spectaculaire, il évite également le virus du dégraissage (si fréquent lorsque ses confrères baroqueux s’attaquent à ce répertoire, passant la partition à la laine de verre). Avec Langrée et l’orchestre de Lille, Faust respire et, comme le personnage, retrouve sa vraie jeunesse.
Reste à savoir quel Faust on préfère. Au vrai, la question est spécieuse, tout comme la comparaison. On peut aimer les deux versions du Manuscrit trouvé à Saragosse ; on peut goûter Jean Santeuil et La Recherche, Apocalypse now et son « director’s cut ». L’important n’est pas le ou mais le et. Et Satan conduit le bal…
Faust, de Charles Gounod, dirigé par Louis Langrée, mis en scène par Denis Podalydès, Opéra de Lille, jusqu’au 22 mai. www.opera-lille.fr