Il est aujourd’hui le plus acclamé des ténors français. Alors qu’il sort un disque et joue dans une nouvelle version des Contes d’Hoffmann, Benjamin Bernheim revient avec simplicité sur sa carrière, sa vision de la musique, et la réalité d’un monde lyrique qui le porte aux nues. 

Il nous accueille ce soir d’été, en tee-shirt et jean, adolescent dans son allure, souple dans sa démarche, si reconnaissable dans son phrasé. Détachant les syllabes, d’une prononciation et d’une clarté que tous les amateurs d’opéra désormais reconnaissent, la voix de Benjamin Bernheim se déploie. Il arbore un côté cool,  décalé par rapport à l’atmosphère feutrée de l’appartement parisien de la rive droite où il nous reçoit. Il ne vit pas là tout le temps, mais connaît les lieux, et chaque objet ou tableau autour de nous. Nous sommes chez sa grand-mère, Madame Bernheim, l’un des piliers de sa vie, dont il parle avec tendresse. Demain, il repartira à Berlin, puis à Vienne. La vie du ténor ressemble à celle de toutes les stars de la musique : sur la route, sans trêve, se mesurant aux salles les plus diverses, de l’immensité caverneuse du Met de New York, à l’intimité du Komische Oper. Des snobs de Bastille aux conservateurs de Munich. De la faune arty de Berlin, à l’élite mélomane de Covent Garden. Des intransigeants de Vienne, aux élégants de Milan. Tout se joue sur des scènes aux mesures et acoustiques différentes qu’il faut connaître, et s’y s’adapter, en quelques jours. Parfois enfiler un costume de spationaute et chanter Puccini, comme dans La Bohême il y a sept ans, ou un pat d’ephs et un bonnet, à l’image de ce dernier Hoffmann, man next door. Le chanteur d’opéra est un caméléon qui doit se réinventer. Un chanteur, un athlète, mais aussi un communicant qui doit contrôler sur Insta son image. Eviter toute forme de scandale, dans une ère qui peut, d’un tweet, vous renvoyer dans les limbes. Là comme ailleurs, le firmament ne dure que le temps d’y passer, et lorsqu’on l’atteint, comme notre hôte, il faut à toute allure suivre son rythme.

Hoffman, rôle fétiche

Mais voilà que je suis ce soir face à un homme qui s’excuse du rangement et semble répondre à chaque question avec une sincérité à peine travaillée. 

Il est arrivé la veille du festival de Salzbourg où il a campé un Hoffmann cinéaste et nostalgique, spectacle un peu chahuté par la critique. Hoffmann y devient un cinéaste raté qui peut plonger la tête dans les seins d’une chanteuse grimée en Barbarella, ou tourner autour d’un Méphisto déguisé en rat, comme tirée d’un film de John Waters. Cette mise en scène, si elle alourdit parfois l’ensemble par une théâtralité et une scénographie envahissantes, n’en demeure pas moins une lecture singulière, d’un opéra réputé pour être l’un des plus difficiles à mettre en scène. Mais il fallait quelqu’un qui porte le rôle-titre en virtuose pour s’adapter à un tel foisonnement. 

 Or, le poète déchiré d’Offenbach s’avère le rôle fétiche de Benjamin Bernheim.  Ce passionné défenseur du répertoire français l’a porté cet été pour la troisième fois de sa carrière, et prépare un quatrième à New York en octobre. En décembre dernier, il resplendissait dans la reprise de Robert Carsen à Paris. Il est l’un des meilleurs Hoffmann vu ces dernières années. Son physique de jeune premier glisse, dans cette dernière production, vers une maturité mélancolique qui sied bien à Hoffmann : 

« La difficulté des Contes d’Hoffmann, c’est que c’est un opéra puzzle. Offenbach n’a pas fini son opéra, ce qui fait qu’il en existe plein de versions possibles, certaines sont des hérésies totales aux yeux des musicologues, puisqu’un des morceaux les plus connus, le septuor du quatrième acte, n’a pas été composé par Offenbach ! Donc, nous, dans cette dernière version, on a fait avec Marc Minkowski une lecture assez proche de ce que Offenbach aurait voulu, avec la version Keck. Mais Hoffman est un rôle écrasant. C’est un des plus grands rôles qui existent, après Tristan peut-être chez Wagner…Dans cette dernière mise en scène, je suis sur scène tout le temps, et par là, j’ai vraiment expérimenté ce que c’est que d’être un acteur, pour la première fois.  Offenbach l’a écrit comme un opéra fantastique, aussi fantasmatique que cauchemardesque, et il faut aussi le jouer comme ça. Hoffman voit ses démons prendre le dessus sur sa vie, et sur ses amours, qui n’en sont pas. J’ai trouvé l’idée du cinéma géniale.  L’idée était aussi de banaliser Hoffmann, d’en faire un type à la manière de ces artistes californiens qui commencent dans leur garage… Un artiste qui devient peu à peu froid, intérieur, et sent bien ce qui lui arrive. »

 Benjamin Bernheim n’a pas peur de bousculer le public : on le découvrait il y a cinq ans à Paris dans une Traviata version SMS et Youtube, il y a près de sept ans dans une Bohême déplacée dans l’espace par Claus Guth, et, en 2021, dans un Faust mis en scène par Tobias Kratzer où il volait au-dessus du Paris d’aujourd’hui : « j’ai adoré ce Faust, il nous a permis de filmer un Paris désert, comme si c’était le diable lui-même qui avait vidé la ville de son essence, c’était assez inouï. Il y avait un côté magique, hélas dû au Covid et au confinement. Mais aussi audacieuse qu’ait été la mise en scène, nous restions dans le récit de Goethe, et l’opéra pensé par Gounod. Alors que la Traviata de Simon Stone a bouleversé l’idée même de l’opéra, comme La Bohème, pour laquelle il a fallu du temps pour se rendre compte à quel point elle était poétique. Pour vous dire, je me suis même fait engueuler dans les rues de Paris à cause de cette mise en scène ! Pourtant, La Bohème dans l’espace a accueilli des jeunes qui préfèrent Star Wars à l’opéra.   Nous chanteurs, on ne nous demande pas notre avis. Une mise en scène d’opéra, c’est toujours un peu un blind date. Même si on discute avec les metteurs en scène à l’avance, pour savoir à quelle sauce on va être mangé, on n’a pas voix au chapitre. Et je trouve ça très bien. On découvre le projet six semaines avant la première, ce peut être une bonne ou une mauvaise surprise, et parfois c’est une mauvaise surprise qui devient un succès ! Ceci dit, il y a des endroits qui sont faits pour prendre des risques et d’autres non : Berlin est une scène pour la modernité, Munich beaucoup moins, Vienne très, très peu. Paris s’y essaie depuis quelque temps, avec des fortunes diverses. À Paris, l’expérimentation fait toujours scandale. Mais je crois que c’est bon signe, c’est humain. L’art ne peut pas laisser indifférent, sinon ce n’est pas de l’art. C’est ce qu’on appelle aux Etats-Unis, the « eurotrash ». Depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, l’opéra est redevenu en Europe un lieu de création, surtout en Allemagne, où la moindre petite ville a sa maison d’opéra, et habitée par une volonté de poursuivre ce qu’on appelle le « Regietheater », volonté de revisiter des œuvres classiques avec une liberté totale, et ça s’est répandu partout en Europe. Pour La Bohème, nous avons été hués, les gens s’engueulaient dans la salle, et moi je trouvais ça génial. Ça m’a donné l’impression que l’opéra était en vie. »

lire la suite de l’article dans le numéro Transfuge N°181, disponible en kiosque et en version numérique

Les Contes d’Hoffmann, de Jacques Offenbach, direction musicale Marco Armiliato, mise en scène Bartlett Sher, la représentation en direct du Metropolitan de New York sera diffusée dans les cinémas partout en France le 5 octobre.

Les Contes d’Hoffmann, de Jacques Offenbach, direction musicale Marc Minkowski, mise en scène Mariame Clément, créé à Salzbourg, et accessible sur Arte Concert jusqu’au 14 novembre.

Douce France, Mélodies et chansons, Benjamin Bernheim, Carrie-Ann Matheson, Deutsche Grammophon

Récital Benjamin Bernheim, Opéra de Paris, 24 novembre