Avec Les petites filles modernes, le dramaturge et metteur en scène signe un conte contemporain à hauteur d’enfant dont l’onirisme débridé est un enchantement.

La mère : « Qu’est-ce qu’elle fait ? ». Le père : « Elle sort de son rêve ». N’imaginez pas que les deux parents sont penchés au-dessus du lit de leur fille, Jade – laquelle tarderait à s’éveiller. En fait, on ne les voit pas. On entend seulement leurs voix anxieuses. Jade en revanche est bien là. Elle n’est pas seule. Son amie Marjorie, venue la visiter la veille au soir, est cachée sous les draps. Les parents de Jade ne veulent pas que les deux adolescentes se fréquentent. Tout juste virée de l’école, Marjorie est considérée comme une enfant dangereuse. On a assisté un peu plus tôt à son entretien musclé avec le chef d’établissement. Là encore, Marjorie apparaissait seule, répondant à une voix off. Par ce procédé, Joël Pommerat instaure une distance entre l’autorité, parentale ou scolaire, et celles qui y sont soumises. Paradoxalement cet « éloignement » accentue l’impression que les voix résonnent en réalité dans la tête des deux héroïnes ; comme si elles se débattaient avec une instance, à la fois extérieure et intérieure, profondément implantée en elles. À la pression exercée par cette autorité s’oppose la résistance farouche des deux filles. Elles nient l’existence de leurs parents. Pour Marjorie, ils sont morts. Elle les a elle-même tués. Pour Jade, ce sont des êtres maléfiques qui, la nuit venue, abandonnent leur forme humaine pour commettre les pires horreurs.

À les écouter, on comprend que le rêve dont est censée sortir Jade ressemble à un cauchemar. Ce qui donne à la remarque de son père une touche ironique aussi trouble qu’ambigüe. Cette ambivalence entre rêve et réalité est un des aspects les plus intrigants des Petites filles modernes, nouvelle création de Joël Pommerat dont il est n’est pas exagéré de dire qu’elle baigne dans un univers traversé de pulsions et d’angoisses, mais non dénué d’une fine touche d’humour, et surtout admirablement servi par une mise en scène d’une beauté plastique saisissante. À sa manière, ce qu’expose ce spectacle, c’est le pouvoir de l’imagination ; à la fois moyen de libération et d’évasion, mais aussi capacité à se faire peur. Ensemble Jade et Marjorie inventent toutes sortes de jeux où l’affabulation a la part belle. Mais où commence le fantasme et où finit la réalité ? Alors que ses parents veulent l’éloigner de son amie en l’envoyant dans un autre pays, Jade envisage de se jeter par la fenêtre. Une nuit, elles sortent pour demander à un voisin très âgé et, dit-on, magicien, de les aider à ce que jamais elles ne soient séparées.

C’est là que la pièce construite sur une double intrigue se retrouve comme absorbée par l’univers du conte. Il était une fois une princesse… Non, il était une fois une jeune femme cloîtrée dans un container, tandis que son amoureux se désespérait sans savoir comment la libérer. La jeune femme vivait en-dehors du temps, contrairement au jeune homme, qui au contraire vieillissait jour après jour. Une voix mystérieuse sortie d’un gouffre lui assura que dans cent ans l’aimée serait libérée. Pour cela aucun autre vœu ne devait être exprimé au bord de ce gouffre. Par un étrange effet de capillarité, les deux jeunes filles se trouvent inopinément égarées dans ce conte où tout leur échappe. Communiquant avec leurs smartphones, elles se perdent dans un labyrinthe fabuleux plein de seuils majestueux, de couloirs interminables et où des animaux parlent. C’est alors une plongée phénoménale dans un monde halluciné entre rêve et cauchemar qui donne au spectacle une allure de voyage mental vertigineux. Jamais peut-être Joël Pommerat n’avait autant laissé libre cours à son imagination. Une chose est sûre, admirablement construit et tenu de bout en bout, son spectacle est une pure merveille.

Les petites filles modernes, de et par Joël Pommerat. Jusqu’au 10 décembre au Théâtre National Populaire, Villeurbanne. Du 18 décembre au 24 janvier 2026 au théâtre Nanterre-Amandiers, Nanterre (92). Dans le cadre du Festival d’Automne. Du 11 au 15 février à l’Azymut – Théâtre la Piscine, Antony. Les 19 et 20 février à Evry.