Une biographie attentive et riche saisit l’auteur du Guépard dans son biotope : la Sicile du premier XXe siècle. Et accroît un peu plus notre fascination pour le roman.

Giuseppe Tomasi, 12e duc de Palma, 11e prince de Lampedusa, grand d’Espagne de première classe. Mais qu’on ne se méprenne pas : l’homme de qualité était aussi un homme sans qualités.

Certes, cette biographie se recommande par une attention, entre scrupule et pittoresque, au détail et aux minutes de la vie de cette Sicile du premier XXe siècle par le prisme de l’aristocratie locale : un mélange d’arriération, de corsetage des mœurs, de décadence (pas à la romaine, pas incendiaire, plutôt une décrépitude aggravée d’une espèce d’hébétude mentale) sur lequel flotte un parfum de paradis perdu et de maniaquerie généalogique. Ainsi saura-t-on tout, de l’usage des pots de chambre lors des voyages ferroviaires aux arborescences de la lignée de l’auteur du Guépard ; du sort du palais Lampedusa de Palerme pendant la Seconde Guerre mondiale aux byzantinismes des successions, titres, héritages. Mais au-delà du plaisir réel qui consiste à éprouver la densité d’un monde révolu, le vrai prix du livre tient à ceci, à l’énigme Lampedusa : comment Le Guépard, sommet de l’art romanesque du XXe siècle, propulsé très au-delà du provincialisme sicilien, appartenant de plein droit à la conscience littéraire universelle – comment Le Guépard a-t-il pu être enfanté par un homme qui, au premier abord, semble dénué de tout relief ?

Jugez-en : fils à maman (une fois marié avec Licy, cela vaudra des situations hésitant entre le vaudeville et la tragédie), timide à l’extrême, n’ayant rien, avec sa corpulence, du svelte et viril héritier qu’eût souhaité son père. Oh, bien sûr, l’homme n’est pas un reclus – il voyage : Londres, Paris – il n’est pas un chaste non plus, mais il n’a rien du play-boy ou du jet-setteur. L’imagine-t-on alors tout occupé, sous le masque de cette vie d’héritier un peu falote, un peu convenue, à mûrir un Grand Œuvre proustien, nuit après nuit dans son palais palermitain ? Lecteur vorace, certes il le fut (grand amateur de littérature anglaise, de Proust, de Stendhal) – causeur brillant lorsqu’il s’agissait de littérature – mais homme des livres plus qu’homme d’un livre qui fût le sien : hors quelques articles, le prince (qui avait ses habitudes de lecteur dans sa pâtisserie palermitaine) était stérile. Monarchiste comme ses pairs, d’abord plutôt favorable à Mussolini avant de s’en écarter : même politiquement, il ne sort pas du lot. Bref, les vrais héros de cette biographie seraient plutôt sa femme Licy, psychanalyste et propriétaire terrienne, ou son cousin le poète Lucio Piccolo.

Mais voilà : « son esprit était une cathédrale résonnante d’intelligence et de savoir ». Il n’y avait qu’à allumer un cierge pour que celle-ci s’embrasât et se muât en œuvre ; l’étincelle vint tard, et fut existentielle : des poumons détruits par le tabac, pas d’enfant, « le sentiment d’être passé à côté de sa vie ». Alors tout cela, toute cette mélancolie d’une caste moribonde, toutes ces figures familiales à particules, voilà que ça s’assemble, et que ça compose le plus bel animal qui soit : Le Guépard.

Loup Odoevsky Maslov, Giuseppe Tomasi di Lampedusa. Une biographie, Séguier, 320 p., 23€