Il faut garder la tête froide en valsant, car le vertige est en embuscade. En couplant le Boléro de Ravel à Johann Strauss fils, Sidi Larbi Cherkaoui crée au Grand Théâtre de Genève un Bal impérial entre fastes et précipice.

« La danse n’est jamais innocente », prévient Sidi Larbi Cherkaoui. Danser c’est faire acte de diplomatie, de trahison, d’agression ou de refus. Ballare, en italien, renvoie directement au ballo, le bal. Masqué parfois, ou costumé dans une opulence décadente, déjà porteuse de sa propre déchéance à venir. À la cour versaillaise, la Révolution en eut la peau. Mais les codes du beau geste reprirent vite le pouvoir, cette fois à Vienne, au cœur de l’Empire austro-hongrois. C’est là que Cherkaoui embarque les vingt et-un danseurs du Ballet du Grand Théâtre de Genève. Il leur offre les fastes d’un banquet, des lustres et un décor signé Tim Yip avec ses vitraux et boiseries inspirés de cathédrales et de salles médiévales. Sans parler des costumes, dans leur opulence impériale à des transformations qui font froid dans le dos. Il fallait s’y attendre. Cherkaoui ne s’est jamais refusé la collaboration avec des scénographes de choix, venant souvent de l’art contemporain. Et depuis qu’il dirige le Ballet genevois, il redouble de matières et d’imagination. Il avait auparavant rencontré Tim Yip, qui fut un jour scénographe d’Akram Khan et de Bob Wilson, lors d’une collaboration avec Franco Dragone. Et le Hongkongais, designer plasticien, artiste visuel et créateur de mode, s’en donne ici à cœur joie, partageant avec Cherkaoui toute une palette de cultures entre Occident et Orient. Dès le début de leur bal fatal, on observe au sein de l’assemblée s’adonnant à valses, tangos et autres danses détournées, trois personnages tout de noir vêtus, encagoulés, mystérieux et surtout orientaux, visiblement venus pour traverser, envoûter et perturber le bal. Aussi le Japon s’y invite, et avec lui une autre dimension temporelle, avec percussions taiko, cordes et chants traditionnels. Bref, un autre monde envoie ses samurais pour hanter les rites, laissant apparaître leurs fissures. Et comme la belle société abrite entre autres un régiment de fantassins – leurs uniformes de parade en rouge et blanc rendent un vibrant hommage à l’Autriche – le sabre se taille une belle part dans une série de chorégraphies, où chaque geste est codifié et œuvre inconsciemment à sa déconstruction.

Bal impérial © Grégory Batardon

Par la suite, Cherkaoui emmènera son Bal impérial au bercail, à Vienne, en ambassadeur du XXIe siècle et d’un regard critique sur la maison Habsbourg. Pour la capitale autrichienne, il s’agit de fêter l’anniversaire de Johann Strauss fils, devenu compositeur à la barbe de son père qui voulait lui interdire la musique. On y fête donc l’auteur du Beau Danube Bleu en grande pompe et c’est justement la ville de Vienne qui a passé commande au chorégraphe bruxello-genevois. Cette idée, assez incongrue en soi, vient du directeur du festival viennois ImpulsTanz, l’un des plus grands en Europe, Karl Regensburger, qui a ainsi pris à contre-pied tout le monde. Sans doute avait-il pressenti que Cherkaoui n’allait pas livrer un joli bal tout lisse qui tourne en rond. On danse ici au bord du précipice et sous les violons et tambours de l’Orchestre de la Suisse Romande, placé dans la fosse. Quand sur scène le régiment en tricornes passe à l’attaque finale, les grosses caisses qui devaient signaler la joie de vivre accompagnent éclairs et explosions qui déchirent la nuit. À l’heure où l’Europe est à nouveau entrée dans la guerre, où Trump et Poutine voudraient imposer un nouveau congrès en mode viennois, ce Bal impérial risque de faire grand bruit. Mais nous étions en terre neutre. « Genève, capitale de la paix » peut-on lire sur des posters historiques à sa gloire, datant de l’époque où le Congrès de Vienne redéfinissant les frontières de l’Europe. De là partit un impérialisme à double tranchant. L’occident œuvrait à la soumission des pays asiatiques, mais le Japon, d’abord humilié, devint force d’oppression en sa propre région. On sait aujourd’hui l’intérêt ardent de Cherkaoui pour la culture nipponne et ses manifestations, spirituelles ou artistiques. D’où ici les musiciens en personnages de mangas et l’apparition finale du Grand Samurai dans son armure tentaculaire, à dimension mythologique.

Cherkaoui est lui-même un homme pacifique. Il pratique douceur et sagesse et n’a jamais eu à vivre un conflit avec ses danseurs. Pour cette raison aussi, la mention « capitale de la paix » lui sied parfaitement. Fidèle à ses engagements, il aime ici à mettre le doigt dans la plaie pour faire apparaître les contradictions inhérentes à toute idée d’empire et de leurs bals parés, érigés en façade : « Derrière l’apparente harmonie, il y a une société en crise, un empire qui se fissure », remarque-t-il. Les dirigeants, eux, croient leurs constructions éternelles. De cette folie des grandeurs, le bal est l’expression la plus raffinée qui soit. Et la plus trompeuse : « Le protocole viennois est une construction sociale pour contrôler les corps et les désirs. » Empire ou valse, on revient toujours au corps. C’est pourquoi Cherkaoui a eu une idée aussi sombre qu’éclairante, en faisant précéder la création de Bal impérial par la reprise du Boléro, créé en 2013 à l’Opéra de Paris. Ce fameux Boléro dans son noir cosmique, où virevoltent les fantômes en costumes squelettiques signés Riccardo Tisci (Givenchy). Au tout début, dans le noir complet, les danseurs tapent du pied comme si leurs pieds étaient chaussés de bottes militaires. Ensuite les squelettes dansants se reflètent dans un gigantesque miroir incliné qui fait figure d’infini. Leur valse circulaire rappelle autant une fête des morts à la mexicaine que les horreurs de la guerre des tranchées, d’autant plus qu’ici le Congrès de Vienne s’en mêle. Dans cette soirée genevoise, l’ensemble du grand spectacle qui suivit se déroula donc dans l’ombre abyssale du bal des fantômes. Et les samurais voyageurs devenaient les messagers de Ravel, dans l’accélération vertigineuse menant au grand néant. Ce qui rappelle parfaitement l’époque actuelle. Un bal, comme le prouve cette suite de danses macabres et festives, n’est jamais innocent.

Boléro de Damien Jalet, Sidi Larbi Cherkaoui et Marina Abramovic

Bal impérial de Sidi Larbi Cherkaoui et Tim Yip

Ballet du Grand Théâtre de Genève

Du 19 au 25 novembre 2025 Plus d’infos sur https://www.gtg.ch