L’Opéra de Lille ressuscite L’Écume des jours d’Edison Denisov, relecture stupéfiante du livre culte de Boris Vian — une véritable rareté en France.

Au fond de la scène, une niche figure une chambre. Au-dessus, un grand écran diffuse en direct la vidéo de deux femmes allongées dans un lit, qui se remémorent leur première rencontre. Puis l’une demande à l’autre de raconter une autre histoire. « Je veux tomber amoureuse d’un très jeune homme, dit Chloé. — Alors, je serai qui, dans cette histoire ? — Une souris. » Et sa compagne se transforme en souris.
Ce bref prologue installe l’opéra dans le rêve de Chloé. Dans ce rêve, Colin, jeune homme riche et séduisant, imagine à son tour une femme idéale. Ainsi, la metteuse en scène Anna Smolar fait de Chloé le centre du récit. Quant à la Souris qui, chez Vian, appartient au « boys’ club » de Colin, avec son ami Chick et son cuisinier Nicolas, elle devient ici l’alliée de Chloé. Smolar aborde donc l’histoire de Boris Vian sous un angle féministe. Rien de revendicatif pour autant : simplement un changement de point de vue. Sur scène, nous voilà transportés dans les années 1970 : pantalons larges et évasés, chemises à grands cols ouverts, manteaux de fourrure, blousons de cuir… Les couleurs sont modérément psychédéliques. Le décor unique évoque à la fois une piste de danse et une patinoire, servant également de salon et de chambre chez Colin.
La musique d’Edison Denisov est de premier abord difficile à appréhender. Il faut du temps pour pénétrer cet univers étrange, d’une richesse évidente. C’est comme un air aux densités et aux couleurs changeantes, qui flotte en plusieurs lieux à la fois, insaisissable. Tout s’enchaîne, créant ce flottement énigmatique. Et soudain, lorsqu’un personnage met un disque ou se met à danser, la réalité reprend ses droits : un jazz à la Duke Ellington, ou une musique d’ambiance aux cordes voluptueuses. On a alors le sentiment que la partition de Denisov touche au surréalisme, à l’abstraction, avec une virtuosité folle. La présence d’un clavecin aux côtés de la batterie, du vibraphone et du marimba — association improbable —, accentue encore cette sensation de décalage. Plus surprenants encore, des chants en latin, d’évidence orthodoxes, résonnent lors de la scène de la patinoire, qui se conclut sur une altercation meurtrière. Si Vian était farouchement athée, Denisov, lui, était profondément russe, et donc mystique : sans doute faut-il y voir une affirmation d’identité artistique. Les chanteurs accomplissent de véritables prouesses dans les écarts d’intervalles redoutables que requiert la partition. La plupart ne sont pas francophones, ce qui rend certains dialogues un peu laborieux ; mais cela contribue, en un sens, à l’étrangeté surréaliste de l’ensemble. Bassem Akiki dirige avec une précision prodigieuse l’Orchestre national de Lille, dont l’interprétation suscite une véritable admiration. Entre étrangeté et tendresse, la mise en scène offre une vision de l’amour rêvé. L’amour se dissout dans la musique de Denisov comme l’écume sur l’eau : éphémère, insaisissable, mais qui marque longtemps les esprits.
L’Ecume des jours, d’Edison Denisov, direction musicale Bassem Akiki, mise en scène Anna Smolar, Opéra de Lille, jusqu’au 15 novembre










