Lire Laura Vazquez, m’avait-on dit, c’est lire la poétesse d’aujourd’hui. Alors je l’ai lue, parce que comme tant de gens, je suis à l’affût d’une voix française qui raconterait dans une langue neuve le monde contemporain. Et je me désespère que nous laissions si peu de place à la poésie dans notre paysage culturel, alors même que les Nobel à Louise Glück et Tomas Tranströmer, le succès mondial du si puissant Ocean Vuong, la permanence de somptueux poètes vivants comme Anne Carson, Adonis ou Abdellatif Laâbi, les expériences esthétiques et politiques d’une Kae Tempest,  la poésie intime de Charles Juliet ou de François Cheng, mais aussi l’œuvre poétique parallèle de certains écrivains comme Michel Houellebecq, Charles Dantzig, Julien Delmaire, tous enfin témoignent de la vivacité de la poésie contemporaine, mais d’une vie souterraine, si peu commentée, sinon par les initiés.

Heureusement, il y a Laura Vazquez, qui est devenue l’incarnation rimbaldienne de nos nouveaux temps poétiques. J’ai donc ouvert Les Forces, (éditions du Sous-Sol), me réjouissant déjà de ce titre aussi mystérieux qu’évocateur. La première phrase m’a attrapée, « Les heures étaient longues dans mon enfance, mais je ne me suis pas tuée ». J’y étais, absolument. Seulement, au cours des trois cents pages qui ont suivi, je n’ai jamais retrouvé la force de cette première phrase. Ni de ce « je » qui trônait au cœur. Pourtant, c’est l’objet du livre, se raconter dans une singularité irradiante, face à un monde dégoûtant. Allons-y :  c’est l’histoire d’une enfant qui a le sentiment d’être une étrangère dans sa propre famille. D’une enfant qui ne parle pas le langage de ses parents. Une enfant qui parle d’ailleurs un langage habité par des idées d’adultes : matérialisme, capitalisme, salariat. Qui a peu d’amis, qui quand elle voit un couteau pense à la mort. Puis d’une jeune femme qui aime les femmes, qui travaille dans le social, qui découvre la violence de la misère et du travail précaire. Bref, rien de très original, mais là n’est pas la question. Laura Vazquez raconte tout ça d’une voix à mi-chemin d’une enfant de dix ans et d’une femme de soixante-dix-ans. Candeur et vision marxiste du monde, entremêlées l’une à l’autre. Ainsi, « Parfois je pensais, les pauvres, mon père, ma mère, ils sont nés dans un monde pourri. Le matérialisme, le salariat, la norme générale étaient des asticots dans leurs cerveaux. » Par cette double approche, naïve et politique, Laura Vazquez cherche à lire le monde contemporain dans toute sa vérité, puisque chacune de ses phrases est assénée comme une révélation, ou une démonstration. Ainsi-a-t-elle un talent, « je devine les goûts des autres qui sont pour ainsi dire écrits dans l’apparence qu’ils présentent ».  Classification a priori assez sommaire et petite-bourgeoise du monde, mais non, chez elle, c’est une forme d’intuition poétique qui lui fait lire ce que sont les autres à la tête et aux vêtements ; au choix, des abrutis aliénés ou des révélés anticapitalistes.

Il faut reconnaître que Laura Vazquez ne fait pas dans l’hermétisme. Chacune de ses pages est d’une limpidité déconcertante ; « le capitalisme nous raconte une histoire, tandis qu’il accomplit un autre récit ». Ces considérations sont parfois soutenues par des références assez peu surprenantes, « Je pensais à un gars, et il s’appelait Walter Benjamin ».

Sur ce même thème philosophique, citons le passage de la passoire dans lequel elle imagine un monde où tout le monde porte une passoire sur la tête, parce que « c’est recommandé ». Je ne sais si la passoire est empruntée à Benjamin, mais il faut dire qu’avec des métaphores comme celles-là, nos métiers ne servent plus à rien : l’interprétation se fait sans nuances. Ce qui est amusant, c’est que l’autrice répète souvent qu’elle n’aime pas les poncifs. Elle en évite pourtant assez peu. Ainsi : « Nul ne peut nier l’existence de la société », ou, « Les personnes humaines sont conscientes de leurs goûts et de leurs comportements, mais elles sont ignorantes des causes qui les poussent à adopter ces goûts et ces comportements ». En un geste, Laura Vazquez redécouvre Freud et Bourdieu.

Elle atteint parfois de plus vastes vérités encore, « nous avons des mains pour toucher, mais nous touchons parce que nous avons des mains ». Ou, « à la naissance, mes parents étaient des bébés ».

En la lisant, j’ai repensé à certaines soirées adolescentes, lorsqu’éclairés par quelques substances, nous croyions découvrir des vérités absolues :  l’avenir c’est pourri, l’amour c’est pas cool, à la main droite j’ai cinq doigts. Un âge où, hélas, nous n’étions pas tous Rimbaud.