Intelligence tranchante, sincérité douloureuse, virtuosité de l’écriture : le récit familial, selon Viet Thanh Nguyen, relève du grand art. Remarquable.

Rares sont les livres dans lesquels la forme se confond avec le mouvement même de l’histoire. Entendez par là : de la grande Histoire (avec ses pyrotechnies de napalm, ses colonisations, ses souvenirs mal cicatrisés) tout autant que des histoires individuelles : maison de famille, dîner, travail, amours.

L’auteur du Sympathisant et du Dévoué ne « tisse » pas le récit de la famille des Nguyen, pas plus qu’il ne « tire le fil » des événements. Certes, sa naissance en 1971 au Vietnam, l’arrivée comme réfugiés aux États-Unis après la chute de Saïgon, la vie à San José, la prospérité des parents, l’entrée à l’Université, les obstacles sur le chemin de l’écriture, les dernières années de la mère, tout cela est bel et bien présent, fournissant la trame, le tissu comme on voudra.

Mais ce n’est pas un livre de tisserand que Viet Thanh Nguyen a composé. Ou « re-composé » pour employer un terme qu’il affectionne, puisque, autant, voire plus que les souvenirs bruts, c’est le regard porté sur ceux-ci ou sur leur absence qui importe : livre de mémoire, L’Homme aux deux visages s’écrit aussi, et peut-être surtout, à la marge de la mémoire. Dans cet espace en retrait que permettent, justement, les retraits de certains paragraphes, la disposition de certains blocs de textes, qui donnent à percevoir les mouvements de la conscience revenant sur elle-même. Et ce sont d’ailleurs ces jeux d’équilibrage et de déséquilibrage du texte et de ses masses qui suggèrent la métaphore la plus adaptée au livre : non pas, donc, le tissage, mais l’équivalent d’un mouvement géologique. D’un déplacement.

Car, pour raconter cette « vie à la fois ordinaire et épique », ainsi qu’il le dira de sa mère, cette vie qui fut celle de ses parents, mais aussi la sienne, Viet Thanh Nguyen procède par glissements perpétuels, grandes coulées ou petits bonds. Ainsi se succèdent, ou plutôt, comme devant un paysage animé de mouvements telluriques, ainsi voit-on passer, le Vietnam au prisme du cinéma américain (Apocalypse Now, Les Bérets verts), les ajustements complexes du puzzle des minorités sur le territoire américain, le quotidien à San José, entre l’épicerie parentale, la bibliothèque publique et la maison, ou encore le long, le difficile, le douloureux forage de soi par l’écriture.

Seule cette façon de progresser pouvait rendre justice à ces destins de déplacés. « Déplacés », pas seulement au regard de l’Histoire, mais, aussi, dans la langue ou dans les représentations (Viet Thanh Nguyen écrit avec une pénétration impitoyable sur le façonnage des stéréotypes asiatiques dans la culture américaine). Et le mouvement s’amplifie jusqu’au vertige, le déplacement se faisant oscillation lorsque Viet Thanh Nguyen brouille la distinction entre colonisateurs et colonisés. Ou retournement lorsqu’il se dresse, accusateur, (et ce, sans ambages : l’intelligence subtile n’interdit pas la colère), contre l’Amérique fauteuse de guerre et d’extermination.

Viet Thanh Nguyen, L’Homme aux deux visages. Une mémoire, une histoire, un mémorial, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Clément Baude, Belfond, 320 p., 22€.