Lidberg, Goecke, Wheeldon : Trois chorégraphes emblématiques de leurs pays, trois œuvres entre cauchemar, aurore et crépuscule, servies par une troupe percutante. C’est à découvrir à l’Opéra de Bordeaux en ce moment.
Quand la nuit tombe à Bordeaux, le Ballet de l’Opéra s’installe entre chien et loup. Eric Quilleré, directeur de la danse, a composé un triptyque où par trois fois les danseurs négocient leur sort, face aux étoiles et au soleil qui se couche ou se lève. Ce programme, il l’appelle Wake Up! et le construit autour de l’Allemand Marco Goecke qui avoue, dans son septette Woke Up Blind, le cauchemar intime de se réveiller dans un noir infini. Le Suédois Pontus Lidberg songe, lui, au scintillement nocturne d’un monde tout en bitume et le Britannique Christopher Wheeldon romantise une heure dorée, histoire de rhabiller l’heure bleue en paillettes solaires. Trois pièces, trois chorégraphes, trois rapports au rêve. Sur une musique de l’Américain David Lang, Shimmering Asphalt du Suédois Lidberg lance la soirée sous une pluie d’étoiles en noir et blanc. On peut songer à l’obscurité d’une ville, les rues mouillées par la pluie, où les humains passent tels des reflets sous les éclairages nocturnes. Mais le monde du ballet préfère rester clean. Aussi le groupe de noctambules paraît ici paradoxalement serein, comme en train de retrouver un état naturel. Couverts de lambeaux d’une matière rappelant des pneus découpés, les danseurs brillent d’une légèreté paradoxale. Lidberg, dont on a vu des créations aux Ballets de l’Opéra de Paris, de Monte Carlo, de New York et tant d’autres, compose de petits groupes qui se rassemblent telles des constellations astrales, se dissolvent et recommencent leur jeu. Une force tranquille sans précipitation aucune où les corps sont en équilibre entre déploiement horizontal et aspiration verticale, comme si on pouvait malgré tout trouver la paix dans la jungle des villes.
Pour l’Allemand Marco Goecke, aujourd’hui aux commandes du Ballet de Bâle, en Suisse, un tel état est inconcevable. Avec Woke up Blind, l’ensemble bordelais interprète un condensé de son univers frénétique et nerveux. Goecke ne se trompe point. Se réveiller en étant aveugle est bien pire qu’un simple cauchemar. Un vrai effondrement ! Son univers demande aux danseurs une fébrilité record, doublée d’une précision sans faille, pour capter les microsecousses d’une époque qui se drogue à l’amphétamine et aux médias sociaux. L’effet Goecke bouleverse à chaque fois, il est ici boosté par le contraste avec la sérénité de Lidberg qui lui précède. Chez Goecke, tous les êtres sont en quête de sens et d’amour, mais semblent se perdre dans leurs convulsions saccadées. Peut-on mieux transposer en gestes le narcissisme déboussolé qui envahit l’époque actuelle ? S’y ajoute que des gestes si sèchement hachés concèdent peu d’espace à la féminité. Et pourtant, deux danseuses rejoignent les cinq hommes de ce blitz chorégraphique qui se confronte à deux chansons d’amour du rocker psychédélique Jeff Buckley. La fin du programme chasse les mauvais esprits par le baroque, les paillettes, la lumière qui chauffe ou disparaît, le romantisme… Within The Golden Hour du Britannique Christopher Wheeldon a été dansé au San Francisco Ballet et au Royal Ballet de Londres, avant de dérouler à Bordeaux sa promenade face à un horizon extravagant où le soleil est tantôt en train de se lever, tantôt de se coucher. On y danse en glamour et en couples, comme lors d’un bal versaillais. Est-ce la danse qui brille ou les costumes ? Les danseurs en tout cas impressionnent, d’autant plus que la plupart ont l’occasion de s’illustrer dans plusieurs des styles si opposés de la soirée.
Aux saluts finaux, quatorze danseurs brillent d’un éclat doré et baroque. Ce fut le décor idéal, le soir d’une avant-première ouverte gratuitement aux étudiants bordelais pour remettre à deux des interprètes le Prix Clerc Milon de la Danse. Tous les deux ans, il distingue deux membres du corps de ballet de l’Opéra de Bordeaux pour leurs prestations et leur potentiel. Un jury présidé par Brigitte Lefèvre, ancienne directrice de la danse à l’Opéra de Paris, la danseuse étoile Ludmila Pagliero, le chorégraphe Mehdi Kerkouche (directeur du Centre Chorégraphique de Créteil) et autres Fanny de Chaillé (directrice du Théâtre National Bordeaux Aquitaine) ont observé les danseurs bordelais en répétitions comme en scène, durant une période prolongée. Leur choix s’est porté sur Perle Villette de Callenstein et Simon Asselin, ce dernier ayant dansé dans les trois pièces de la soirée, et sa collègue dans celles de Lidberg et Wheeldon. On ne saurait être plus bordelais, le prix recevant le soutien de la fondation d’Entreprise Philippine de Rothschild qui met en jeu ses crus Clerc Milon, décorant les bouteilles de ce Grand Cru Classé d’une représentation de danseurs en pierres précieuses, reproduisant une œuvre du début du XVIIe siècle. Histoire de ne pas oublier que dans Giselle, archétype du ballet romantique, le sort de l’héroïne se noue lors de la fête des vignerons.
Wake Up ! Shimmering Asphalt de Pontus Lidberg / Woke up Blind de Marco Goecke / Within the Golden Hour de Christopher Wheeldon, Ballet de l’Opéra National de Bordeaux, Du 11 au 18 octobre 2025, Grand Théâtre de Bordeaux