En montant le chef-d’œuvre de Moussorgski à l’Opéra de Lyon, le jeune metteur en scène russe Vasily Barkhatov souligne le déchirement de ce héros historique revisité par Pouchkine. Reportage en répétition.
Assister à la répétition d’un spectacle suscite parfois la même perplexité que si l’on se trouvait devant un puzzle. Il y a ce qu’on voit, ce qu’on devine et ce qui échappe entièrement. Le fait que des actions souvent minimales soient reprises pour en fixer tel ou tel détail accentue encore le caractère énigmatique du travail en cours. Il y a par exemple cet homme qui menace deux enfants, une fille et un garçon, avec un ceinturon où est accroché un étui contenant un revolver. Par moments il est d’abord allongé sur un lit. À d’autres il est assis. Parfois il est debout et cherche sous le lit le ceinturon. Il n’a pas l’air de bonne humeur. Les enfants assis de côté doivent tourner la tête pour le regarder. « Et là, vous avez peur », leur explique une assistante à la mise en scène. Elle n’a pas tellement besoin d’insister car ils sont très concentrés et comprennent instantanément les indications qui leur sont données. La scène se passe sur le côté gauche d’un décor pyramidal où plusieurs plans se superposent, un peu comme des terrasses. Sur la droite, un étage plus bas, un autre enfant assis à une table dort la tête posée sur un bras. De temps à autre il fait rouler une balle sur la table. À ces fragments, fait écho une autre séquence plus développée qui se déroule cette fois au niveau du sol à l’avant-scène. Là, d’énormes boules bleues, roses ou mauves ainsi que divers jouets, des tables basses ou encore un panneau où est fixé un rouleau de papier à dessin indiquent que nous sommes dans un espace de jeu pour enfants. Curieusement ce sont des adultes qui prennent place dans ce lieu pour lequel ils semblent beaucoup trop grands. D’où les éclats de rire quand comédiens et chanteurs s’installent, l’un s’asseyant sur une des boules, l’autre sur une table minuscule. Une femme commence à chanter. Un homme s’approche, la prend dans ses bras, ils se serrent. On reprend la scène. Cette fois la chanteuse est debout sur un tabouret dont elle descend en sautant légèrement. Tandis qu’ils se serrent dans les bras, l’homme chante lentement, très bas, presque en chuchotant. Elle lui tend des papiers. Il les regarde. Sa voix de basse, douce et mélodique, se fait plus intense et passionnée quand une note grave est frappée sur le piano. La séquence est reprise plusieurs fois. Progressivement l’action s’étoffe, au fil d’une recherche tâtonnante. Interprété par la basse russe Dmitry Ulyanov, il s’agit de Boris Godounov venu visiter son fils dans un institut spécialisé pour les enfants autistes. Ce qui évidemment demande quelques explications fournies de bonne grâce par Vasily Barkhatov, metteur en scène de cette nouvelle production de l’opéra de Moussorgski. « Dans ce spectacle, le plus important pour moi c’est l’aspect humain, plus que la dimension politique qui de toute façon est omniprésente dans Boris Godounov. Je montre Boris Godounov comme un homme déchiré entre sa vie privée et son devoir de tsar. Il a un fils autiste qui a besoin de soins particuliers et c’est pour ça qu’au début, il refuse la couronne. Devenu tsar, il cache son fils dans un établissement spécialisé parce qu’il ne veut pas que son handicap mental devienne public. Mais il ne peut pas s’empêcher de lui rendre visite aussi souvent que possible. »
La folie de Goudounov
En exposant ainsi Boris Godounov sous son visage paternel, le plus fragile, le metteur en scène accentue le drame dans lequel le héros se débat à son corps défendant. Vasily Barkhatov : « Pour moi cet opéra, c’est d’abord l’histoire de Boris Godounov qui est un homme bon, généreux. Bien malgré lui, il doit affronter une série de catastrophes : des mauvaises, récoltes, des incendies, des tempêtes destructrices. Or il n’y est pour rien. À cela s’ajoute l’histoire du meurtre de Dimitri, l’héritier du trône, qui a entaché son accession au pouvoir. Le peuple le tient alors responsable de toutes les calamités qui touchent le pays. Rongé par un sentiment de culpabilité de plus en plus envahissant, il sombre peu à peu dans la folie. Cette dégradation est évidemment accentuée par les intrigues de Chouïsky qui sème le doute dans l’esprit du tsar pour l’égarer. » Face à Boris Godounov, l’autre « personnage », et non des moindres, c’est le peuple russe. Vasily Barkhatov a choisi de ne pas le représenter d’un bloc, mais de façon éclatée. De là naît une scénographie qui représente une multiplicité d’espaces privés. « Aucun compositeur n’a aussi bien ressenti la nature profonde du peuple russe que Moussorgski. Il y a dans ses chœurs une atmosphère, une énergie presque métaphysique, à la fois sublime et désespérée. Dans le spectacle, je n’ai pas voulu que le chœur soit d’un bloc. Je voulais au contraire montrer une société atomisée où chacun vit dans sa bulle, indifférent au monde extérieur. On voit tous ces individus dans leurs espaces privés, les yeux rivés sur leurs smartphones ou simplement assis les yeux dans le vide. Ils sont absolument passifs. Ce désintérêt fataliste est ce qui caractérise selon moi la Russie d’aujourd’hui. » Pour cette production Vasily Barkhatov et le chef biélorusse Vitali Alekseenok qui en assure la direction musicale, ont choisi de monter la première version écrite par Moussorgski, sachant qu’il en existe au moins huit, comme l’explique Vitali Alekseenok : « Moussorgski est beaucoup revenu sur cette œuvre, mais je pense que sur le plan dramaturgique la première version est la plus puissante. C’est sans doute celle qui expose le mieux l’évolution de la personnalité de Boris Godounov et comment le pouvoir peut détruire un individu de l’intérieur. À cet égard la façon dont Moussorgski développe ses idées musicales est très intéressante. Il y a une douzaine de motifs différents dans l’opéra – comme des mélodies ou des thèmes différents. Pour moi ces motifs sont comme des idées fixes. Cela vient de la Symphonie fantastique de Berlioz, compositeur que Moussorgski admirait. Il y a, par exemple, le motif de Dimitri présent chaque fois que Chouïsky parle de lui à Boris. Plus tard dans le même tableau quand d’autres personnes parlent, ce motif réapparaît. Donc c’est quelque chose qui ne cesse de le hanter et c’est comme ça que son âme finit progressivement par sombrer. C’est là tout le temps et l’on ne peut pas l’oublier. Chaque personnage a son propre thème musical, mais ce thème de Dimitri qui continue d’être présent alors que ce personnage a disparu au premier acte, cela veut dire qu’il n’est pas nécessaire que quelqu’un détruise Boris, il se détruit lui-même de l’intérieur tourmenté par sa mauvaise conscience. » Et cette destruction fait opéra.