Le chef d’orchestre israélien Lahav Shani une nouvelle fois empêché de jouer à Vienne, une semaine après avoir été cancellisé à Gand : jusqu’où ira la rage aveugle du boycott ? Analyse d’un phénomène.
J’ai lu qu’une partie des aberrations contemporaines viendrait du fait que nous n’utilisons presque plus l’hémisphère droit de notre cerveau. L’habitude qu’ont prise un certain nombre de gens pour se détendre, tirer sur des silhouettes virtuelles, poster des emojis « sourire » ou « colère » sous des photos, aurait atrophié une partie de leur intelligence. Idée intéressante. Je devrais la soumettre à Jan Briers, directeur du festival de musique classique de Gand, Michael de Cock, directeur du Théâtre royal flamand et Caroline Gennez, ministre flamande de la Culture. Tous trois ont soutenu l’éviction de Lahav Shani du festival de musique classique de Gand en septembre, et l’annulation du concert qu’il devait diriger en tant que chef de la Philharmonie de Münich et de la Philharmonie d’Israël. A l’heure où j’écris ces lignes, un de ses concerts à Vienne vient d’être interrompu par des militants propalestiniens. Le crime de Lahav Shani ? Profondément traumatisé par le 7 octobre, comme tout son peuple, il dénonce aujourd’hui haut et fort la guerre à Gaza, et a exprimé plusieurs fois sa compassion pour les victimes palestiniennes de cette guerre. Mais il est israélien, il a travaillé pour l’orchestre national, cela suffit pour lui interdire le sol flamand. À lui, comme à ses deux orchestres. Avant de vous parler plus longtemps de ce jeune chef d’orchestre, plongeons dans les esprits purs de ces nouveaux inspecteurs de notre conscience morale qui l’ont cancellisé.
Jan Briers, ancien député chrétien-démocrate, est le directeur du festival. Il dit avoir cancellisé Shani et ses musiciens pour éviter les manifestations pro-palestiniennes pendant le concert. On admirera le courage de cet homme politique qui se dit de culture. Michael de Cock est un directeur de théâtre à Gand. Il applaudit des deux mains la cancellisation de Shani qui, espère-t-il dans une tribune, va ouvrir la voie à une politique de boycott d’artistes généralisé. Il écrit : « un programmateur peut faire de ce type d’annulation, « un acte politique moral assumé ». Car, écrit-il, la culture ne doit plus être un simple « soft power », mais « un instrument de pression politique internationale ». Le programmateur culturel devient donc, dans ce doux rêve, non plus l’hôte de la trêve artistique, mais le bras armé d’une vision politique non élue par le peuple, mais pensée par quelques demi-habiles qui ont su se placer à certains endroits stratégiques de la culture. Et les artistes qui subissent ces actes « politiques assumés » ? « Dommages collatéraux » écrit-il.
Caroline Gennez, enfin. Une femme de pouvoir, elle aussi. Ministre de la culture des Flandres, socialiste. Elle appelle au boycott de tous les artistes israéliens. C’est une histoire viscérale pour cette femme née à Saint-Trond, puisqu’elle avait déjà fait remarquer aux Allemands qu’en soutenant Israël, ils prenaient le risque de se tenir « deux fois du mauvais côté de l’histoire ». Les Flamands savent de quoi ils parlent, eux qui ont fourni à la SS une légion flamande composée de volontaires. Madame Gennez ne fait pas dans la dentelle historique, nous l’aurons compris.
L’engagement de ces trois figures flamandes autour de l’affaire Lahav Shani nous raconte les origines d’un tel scandale : la peur, le goût du pouvoir, l’opportunisme politique.
Passons maintenant à Lahav Shani : le chef d’orchestre appartient à une génération de musiciens israéliens qui s’inscrivent à la suite de Daniel Barenboïm et d’Edward Saïd qui croyaient que, par la musique, ils détourneraient les gens de la haine pure qui sévit dans cette région depuis plus d’un demi-siècle, de toutes parts. J’entends qu’étant données les circonstances tragiques qui règnent aujourd’hui à Gaza, cette croyance soit difficile à poursuivre, mais n’oublions pas qu’elle a un jour existé chez deux très grands artistes, israélien et palestinien. Une époque où le BDS et son obsession du boycott n’était qu’un groupuscule de fanatiques antisionistes à qui personne ne prêtait attention. Les choses ont changé, radicalement, depuis le 7 octobre, non seulement au Moyen-Orient, ce qui est évident et compréhensible, mais aussi en Europe, dans le monde culturel, et particulièrement dans le monde du spectacle.
Ainsi, dans certaines alcôves, on ne programme plus, on juge. Et là, on a jugé que Shani devait être rayé de la programmation, notamment à cause d’un concert qu’il a dirigé, le 8 mai dernier, avec ses deux orchestres, de Munich et d’Israël, pour commémorer la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Moment fort, qu’un orchestre allemand et qu’un orchestre israélien jouent ensemble, quatre-vingts ans après que la guerre et la Shoah aient pris fin, laissant derrière elle six millions de victimes juives sur le sol européen. Or, ses détracteurs, qui se sont multipliés dans le monde musical par une récente pétition publiée, entre autres, par Mediapart, lui reprochent d’avoir dirigé ce concert. Car trois jours plus tôt, le cabinet de Netanyahu approuvait une extension de la guerre à Gaza et l’occupation de la ville. Qu’aurait dû faire Lahav Shani selon ses accusateurs ? Ne pas commémorer la fin de la guerre, les six millions de victimes juives, pour dénoncer la guerre à Gaza. Il eut fallu que le chef d’orchestre israélien oublie la Shoah, raye le souvenir de ce qui fut, pour être accepté au festival de Gand, quatre mois plus tard, par nos petits caporaux de la morale. Quel sera le destin du jeune chef d’orchestre Lahav Shani, et dans son ombre, de milliers de musiciens qui vont subir le même sort parce qu’ils sont israéliens, parce qu’ils ont travaillé un jour pour l’orchestre israélien, ou pour je ne sais pour quelle raison dite politique ? Rien de plus facile, quand on a été simplement « nommé », de livrer à la vindicte populaire, ou de condamner à l’oubli, un artiste. Ce serait sans doute plus difficile de la part de quelqu’un qui sait ce qu’est que de faire œuvre, ou de travailler toute sa vie pour accéder à un niveau d’interprétation acceptable pour soi, et pour son public. Et ce, dans une région déchirée par une guerre dont l’image chaque jour des victimes bouleverse tous les esprit moraux qui y demeurent.
Un simple mot pour finir : les civils qui souffrent aujourd’hui à Gaza ne gagneront rien à cette obsession du boycott de nos nouveaux caporaux culturels. Ils sont bien loin du Festival de musique de Gand.